Intervention de Jean-Pierre Chevènement
A l’Université d’été du Pôle républicain
Chaville, 1er septembre 2002


Merci, chers amis, d’être venus si nombreux à cette première Université d’été du Pôle républicain. Vous en avez assuré le succès, non seulement par votre nombre, mais aussi et surtout par la richesse et la tonicité de vos interventions.

Merci aux organisateurs dont le mérite est grand compte tenu de la modicité de nos moyens. Je ne citerai que Marinette Bache et Guillaume Vuilletet, mais beaucoup d’autres le mériteraient pour leur investissement bénévole.

Je veux remercier aussi tous ceux qui m’ont aidé pendant cette campagne sans mesurer leur peine. Je veux rendre hommage d’abord au MDC, à commencer par son Président, Georges Sarre. Sans le MDC, rien n’aurait été possible, en particulier pour le partage financier de la campagne et je ne parle pas bien sûr de l’investissement militant. Mais je n’oublie pas tous les autres, nombreux ici et qui apportent au pôle républicain un renouvellement et un dynamisme qui font plaisir à voir. A eux aussi va le témoignage de ma reconnaissance.

Mes remerciements vont enfin aux candidates et aux candidats qui ont porté les couleurs du pôle républicain dans des conditions extrêmement difficiles, dans le carambolage politique qui a suivi le premier tour de l’élection présidentielle.

Merci donc à tous : votre afflux témoigne de ce que l’élan de la campagne présidentielle ne s’est pas perdu et que l’attente perdure dans notre peuple d’un redressement véritablement républicain.

J’aborderai trois points dans mon intervention :

Un retour d’abord sur la campagne, car il me paraît normal que je vous rende compte et que je vous donne des éclairages que je n’ai pu vous fournir dans le feu de l’action.

Viendront ensuite quelques considérations sur les premiers pas du gouvernement Raffarin. Je conclurai ensuite sur les perspectives de la refondation républicaine.


I - Retour sur la campagne présidentielle.

Nos concitoyens n’ont pris la mesure ni des enjeux, ni de l’occasion peut-être unique que cette élection présidentielle leur offrait. 

A – Je ne me réjouis évidemment pas de son résultat mais j’assume le choix que j’ai fait d’être candidat. Il ne sera pas dit que dans cette élection, en principe capitale du point de vue de notre démocratie, une voix claire et argumentée ne se sera pas élevée pour mettre en garde le pays face à l’abandon des principes républicains et de pans entiers de la souveraineté par nos gouvernements successifs, et pour dessiner les voies d’un redressement possible. Je n’ai pas été candidat par hasard ou par ambition personnelle, mais parce qu’aucun autre candidat ne portait la vision d’un tel redressement pour la France. 

Les idées que j’ai portées (les dix orientations de Vincennes) ne l’eussent pas été sans moi. Elles n’ont pas seulement influencé le contenu et le cours de la campagne. Elles continueront de faire leur chemin, parce que, même « en creux », elles structurent le débat politique. Sur chaque grand sujet : ressourcement moral aux valeurs de la République, redressement de la construction européenne, égalité des chances, laïcité, unité de l’Etat, revalorisation du travail, défense du service public et des retraites, avenir de la jeunesse, accès à la citoyenneté, éducation et sécurité, refus de la guerre annoncée contre l’Irak etc., ce que j’ai dit demeure et ne pourra être oublié. 

Si je n’avais pas été candidat, je l’eusse regretté davantage. L’effacement de la France et de la République n’est pas, en effet, un sujet qui se laisse enterrer sans bruit. D’autres sans doute avec ou après moi, voudront y faire obstacle, avec plus de succès, je l’espère, si les circonstances s’y prêtent. 

Quel qu’ait pu en être l’inconvénient personnel et malgré l’incompréhension provisoire que j’ai rencontrée, l’entreprise que j’ai menée devait l’être, dans l’intérêt de la démocratie et du pays. 

Que le premier tour de l’élection présidentielle ait débouché sur le carambolage que l’on sait constitue un simple accident électoral qui n’a pas changé le résultat final et qui ne modifie en rien les données du débat politique de fond. Après l’élection, les problèmes restent, ainsi que les solutions que j’ai proposées.

En construisant cette campagne, dans sa forme et dans son contenu, je me suis exposé en première ligne, en même temps que j’exprimais en toute clarté les convictions auxquelles j’étais parvenu, après plus de trente années de vie politique active, quant aux meilleures voies à prendre pour assurer la reprise en main par notre pays de sa destinée. Certains puiseront et puisent déjà dans les analyses et les propositions que j’ai avancées sans avoir eu à s’exposer eux-mêmes. D’autres encore, et peut-être les mêmes, m’accuseront d’avoir eu le courage qu’ils n’ont pas eu. N’ayant jamais rien tenté, ils n’ont jamais pris le risque de l’échec. Bref, celui-ci ne m’amène pas à passer par pertes et profits une entreprise qui avait et garde un sens en elle-même. Les idées sont les moteurs de l’Histoire : même évanoui, il restera quelque chose du dessein de reconquête républicaine que j’ai fait naître dans l’esprit d’un assez grand nombre de nos concitoyens. Une bonne partie de mon vocabulaire et de mes propositions ont été repris sans vergogne par d’autres, souvent d’ailleurs pour les dévoyer. Pour cette simple raison déjà, je n’ai pas l’intention de me taire.


B) L’échec de la « gauche plurielle ».

Certes, il flotte un regret sur cette campagne. L’élection de Jacques Chirac a été acquise dans des conditions qui ne signifient pas une véritable adhésion du pays. La retraite soudaine de Lionel Jospin au soir du 21 avril a, comme l’a finement observé Jean-Christophe Cambadélis, dans une interview au Journal du Dimanche, manifesté « un sens politique aigu » : « elle a libéré le parti socialiste du sentiment de l’échec » et a créé une sorte de nostalgie. Mais cette nostalgie est illusoire. Même si je ressens un sentiment de gâchis devant l’échec de l’ex-gauche plurielle, je sais que cet échec est bien antérieur à l’élection elle-même. Permettez-moi d’y revenir car je n’oublie pas les responsabilités qui ont été les miennes et mon témoignage peut être éclairant pour les Français. J’ajoute que je peux ainsi aider le PS dans l’examen de conscience qu’il a entrepris difficilement...

Issue d’une victoire inopinée en mai 1997, davantage due au rejet du gouvernement Juppé qu’à ses propres mérites, l’ex-gauche plurielle devait, pour inscrire sa victoire dans la durée, transformer cette victoire circonstancielle en projet stratégique et mobilisateur. Je l’ai espéré, pour ma part, passionnément, mais la l’ex-gauche plurielle a très vite montré ses limites sur deux points essentiels : d’une part la résistance au vent libéral dominant, et d’autre part la prise en compte des aspirations populaires à la sécurité et à l’affirmation des repères nécessaires concernant l’autorité de l’Etat, l’unité de la République, les tâches de l’Ecole, le rôle de la Nation (et d’abord dans l’intégration des immigrés).

En réalité –et à bien y réfléchir- la gauche plurielle est morte de ses vices de conception, antérieurs à 1997 même : elle a été conçue par des « techniciens » du Pouvoir comme une combinaison essentiellement tactique. Jean-Christophe Cambadélis est un excellent ingénieur politique et peut-être même un artiste. Il a construit la gauche plurielle comme un meccano, voire une sorte de « mobile de Calder », articulant autour du parti socialiste, à peine remis de son échec de 1993, une force supposée montante, les Verts, et une force dont il convenait de ralentir un déclin considéré comme inéluctable, le PCF. Mais quel était le projet vertébrant de cette construction ? Il n’y en avait point, sinon celui de revenir au pouvoir, avec quelques « mesurettes » glanées au « pays des idées » (emplois–jeunes, 35 heures). En fait, le projet de la gauche plurielle restait à construire après 1997.

Pour avoir une chance de vaincre en 2002, elle aurait dû se montrer beaucoup moins laxiste et plus volontariste en matière de politique économique et industrielle, ne pas se contenter de compromis européens optiques et en définitive illusoires (Amsterdam, Lisbonne, sans parler de Barcelone), et surtout répondre aux aspirations des couches populaires, en offrant au pays un projet républicain clair et mobilisateur : ce tournant (le « deuxième souffle ») a été raté. Quelles que fussent les qualités personnelles de Lionel Jospin, ce deuxième souffle requérait une vision qui a fait défaut. Il eût impliqué d’ailleurs une mutation politique dont l’entourage direct du Premier ministre, la direction du Parti Socialiste et ses principaux alliés (à commencer par les Verts) ne voulaient pas. 

Pour réaliser « l’alliance des couches populaires, des couches moyennes et des exclus », Lionel Jospin -dans son discours de La Rochelle (août 1999)- s’en remettait à la croissance venue d’Amérique et censée apporter avec elle le plein emploi. C’est dire combien l’ex-gauche plurielle communiait avec l’air du temps. Elle comptait sur la pérennité de la bulle financière de Wall Street et de la croissance de la « net-économie », dopée aux nouvelles technologies.

Au lieu d’intégrer la réalité du capitalisme financier et la fragilité de la conjoncture et de se mettre en ordre de bataille pour la suite, l’« ex-gauche plurielle » a été gérée au jour le jour, à partir de Matignon, à la lumière des sondages, en évitant les choix douloureux et les sujets qui fâchent, avec la conviction que quelques réformes sociales et surtout sociétales bien vendues suffiraient à nourrir un « bon bilan », dès lors que la croissance venue d’Amérique continuerait à gonfler les voiles et à faire reculer le chômage. D’où cet enfermement dans une bulle d’autosatisfaction qui faisait considérer comme sacrilège toute critique venue du dedans.


1. L’échec en matière d’ambition économique fut à mes yeux définitivement avéré au séminaire de Rambouillet (10 septembre 1999) quand, au prix d’une contorsion verbale, derrière le slogan trompeur de la « régulation », il apparut que l’Etat mettait bas les armes qui lui restaient, et abandonnait la volonté politique d’infléchir si peu que ce soit la marche de la mondialisation libérale appliquée à l’économie française. L’abandon de toute politique en matière de structures industrielles, déjà sensible pour moi avec l’affaire Alstom à Belfort, et rendu manifeste par le conflit Michelin, ne pouvait manquer d’accélérer délocalisations et plans sociaux. Les désastres ultérieurs de France Telecom, de Vivendi Universal, la politique d’acquisitions étrangères d’EDF, l’accélération des privatisations et notamment celle d’Aérospatiale au sein d’une entreprise, EADS, dont la logique financière paraît supplanter aujourd’hui la vocation européenne, et enfin l’ouverture sans principe des services publics à la concurrence jalonnent la dérive sociale-libérale que les dirigeants socialistes s’efforcent aujourd’hui de dissimuler. 

2. En second lieu, je puis dire que, sur à peu près tous les sujets relevant de mes compétences et intéressant la sécurité, l’aménagement du territoire et l’organisation de l’Etat, les arbitrages gouvernementaux m’ont été de plus en plus défavorables, quelque effort que j’aie pu faire jusqu’au bout pour dissimuler une marginalisation que la bienpensance « de gauche » et une composante stratégique de la majorité plurielle (Les Verts) réclamaient à corps et à cri.

Je reste convaincu que dans une véritable synthèse républicaine, Lionel Jospin aurait pu trouver la clé d’une équation gagnante.

Je n’ai eu d’autre souci, pour ma part, que d’y contribuer tant que je suis resté au gouvernement ; mais, à l’été 2000, la conclusion, dans mon dos, des accords de Matignon en même temps que l’adoption, malgré mes mises en garde, de certaines dispositions de la loi Guigou, ont montré de quel poids pesait encore mon influence au sein du gouvernement. 

Quel était en définitive le projet que la gauche plurielle proposait au pays ? C’est sans avoir répondu à cette question centrale que Lionel Jospin et le Parti Socialiste ont engagé le combat des Présidentielles.

L’hypothèse de ma candidature, que je n’ai définitivement arrêtée qu’à l’été 2001, a été traitée comme un non-problème (François Hollande : « Jean-Pierre Chevènement n’est pas un problème. Lionel Jospin est la solution », déclaration à la presse novembre 2001).

Je vous parlerai donc avec une entière franchise : au point de dégradation où les choses en étaient arrivées, il apparaissait que seule ma candidature pourrait imposer du dehors un redressement de la ligne politique générale que je n’avais pas pu obtenir du dedans. Evidemment l’affaire était risquée : le Parti Socialiste privilégiait son alliance avec les Verts, tout en maintenant « sous tente à oxygène » un Parti Communiste, rallié pour l’essentiel, et malgré ses protestations formelles, à son orientation sociale-libérale. Je ne pouvais donc pas prétendre exercer une « correction à la marge » en me présentant, en vue du deuxième tour, comme un simple « rabatteur de voix » au bénéfice de Lionel Jospin. Pour me retrouver en position de force au deuxième tour, je devais privilégier la stratégie très volontariste du « troisième homme ». Le rejet des « sortants » ouvrait une fenêtre évidente. Et si cet objectif « haut » ne pouvait être atteint, un second demeurait accessible : je devais faire mieux que chacune des autres composantes de la gauche (Verts, PCF, PRG) pour réaliser un rééquilibrage au forceps vis-à-vis du Parti Socialiste.

L’éviction de Lionel Jospin au soir du 21 avril a de toute façon rendu caduc le dessein d’un rééquilibrage à chaud, dont le moins qu’on puisse dire est que la direction du Parti Socialiste, de toute façon, ne le souhaitait pas.


C) La logique de ma campagne.

Comme candidat, j’assume bien évidemment tous les choix de ma campagne. J’entends les critiques qui se sont exprimées ici ou ailleurs et je peux les comprendre : pour les uns, j’aurais fait une campagne insuffisamment à droite, et pour les autres insuffisamment à gauche. Pour les uns, je me suis exprimé un ton au-dessous, et pour les autres un ton au-dessus. Toutes ces critiques ont leur valeur dans la logique particulière où elle s’inscrivent. Mais cette logique n’était pas la mienne.

La logique qui a été la mienne a été exprimée à Vincennes le 9 septembre 2001, et elle a été maintenue, sans infléchissement, jusqu’au 21 avril 2002 : j’ai d’abord rejeté la tentation –qui existait- de faire une simple critique de gauche de la politique suivie par Lionel Jospin. Cette approche, « à gauche de la gauche », eût été réductrice et ne m’aurait pas permis de « décoller ». Il m’a paru plus juste et plus conforme, aussi bien à mes analyses qu’à la nature de l’élection présidentielle, de me placer du point de vue de la République et de ses valeurs, pour montrer les convergences objectives qui, sur l’essentiel, s’étaient établies depuis longtemps et même renforcées dans la dernière période, entre une droite qui avait abandonné la nation, et une gauche qui, depuis Maastricht au moins, avait tourné le dos au monde du travail. Cette logique « républicaine », non seulement correspondait aux convictions que j’avais mûries au fil du temps, mais elle me paraissait seule en mesure de répondre à la difficulté de l’entreprise qui était la mienne : conquérir la position de « troisième homme » pour pouvoir faire ensuite « turbuler le système », ou, à défaut, créer le rapport de forces qui eût permis, à partir d’un pôle républicain fort, de « républicaniser » la gauche, en évitant de donner le sentiment de ne viser qu’un rôle d’appoint qui m’eût, par avance, marginalisé. 

Les graphiques retraçant l’évolution des sondages montrent que, dès le mois de septembre 2001 et jusqu’à la mi-février 2002, la possibilité d’un véritable « troisième homme », telle que je l’incarnais, existait. C’est pour cette raison même que le système s’est mobilisé avec toutes ses forces pour l’exclure, et avec elle la seule vraie menace à la poursuite du cours habituel des choses (ni Le Pen ni Laguiller ne constituaient en fait une menace pour l’ordre établi et ceux qui ont voté pour eux ont montré leur incapacité à imaginer autre chose que le statu-quo).

Seule cette logique « républicaine » permettait de s’adresser à tous les Français et de proposer les grands axes d’un véritable sursaut : redressement de la construction européenne et desserrement des contraintes monétaire et budgétaire l’accompagnant, autorité de la loi égale pour tous, cohérence des politiques de sécurité, d’éducation et d’accès à la citoyenneté, revalorisation du travail, de la politique industrielle et des services publics seule à même d’enrayer la soumission à la mondialisation financière, défense des retraites, affirmation enfin de la France républicaine et d’une diplomatie indépendante dans un monde affronté à la montée des intégrismes et des communautarismes. 

Tout cela au nom de la République, et non par surenchère politicienne. Ai-je besoin de préciser, encore une fois, que je n’ai jamais employé l’expression « ni droite, ni gauche » ? J’ai même expressément réfuté cette thèse dans plusieurs de mes discours. Mais en montrant que la gauche avait rejoint la droite sur l’idée d’une seule politique possible, j’ai essayé de montrer qu’il était possible de bâtir une véritable alternative par un retour aux sources de la République. Ce que j’ai récusé c’est une gauche qui tournait le dos au monde du travail et une droite qui avait abandonné la nation.

Franchement, qui peut d’ailleurs se méprendre sur le fait que les positions que j’ai défendues étaient de fait, en matière économique et sociale ou de politique extérieure, beaucoup plus « à gauche » que celles défendues par Lionel Jospin ? (si tant est qu’on définit la gauche non par la subordination au PS mais par son contenu, qu’en d’autres temps on eût dit « de classe », et aujourd’hui par rapport aux intérêts du monde du travail dans son ensemble, inséparables de l’intérêt national bien compris).

Il est vrai que je n’ai pas cessé de critiquer les effets pervers de l’idéologie libérale-libertaire, au nom des valeurs de transmission (la mémoire, l’histoire, la nation, la famille, l’école, la sûreté, etc.), que d’aucuns considèrent comme des valeurs conservatrices, mais qui sont tout simplement des valeurs républicaines. Qui peut me reprocher d’avoir repris ces thèses que j’avais développées dans « La République contre les bien pensants » (Plon) dès octobre 1999 ?

Ce faisant, je me suis toujours placé du point de vue des classes populaires, qui sont celles qui souffrent le plus de la perte des repères et de la déstructuration de la société. A cet égard, l’affirmation du paradigme républicain n’était en rien contradictoire avec la critique de la dérive libérale ; l’idéologie libérale-libertaire peut facilement être analysée comme une idéologie d’accompagnement de la mondialisation libérale.

C’est pourquoi le procès qui m’est fait d’avoir tourné le dos à la gauche est ridicule. C’est un argument de campagne. Lionel Jospin d’abord avait paru s’étonner, dans une émission télévisée, que j’aie reçu le soutien de la Nouvelle Action Royaliste, qui l’avait d’ailleurs apporté à François Mitterrand en 1981 et 1988. Un peu plus tard, le Nouvel Observateur titrait : « Chevènement est-il de droite ? » . Et que n’a-t-on pas entendu sur certains soutiens de droite, dont plusieurs étaient fantomatiques, et auxquels je n’ai jamais fait la moindre concession sur le fond –ce qu’ils me reprochent d’ailleurs-, m’étant toujours fermement tenu aux dix orientations de Vincennes ?

Le Parti Socialiste et la gauche bien pensante ressortent Philippe de Villiers. Quel soutien m’a-t-il apporté ? Aucun ! Quelle concession lui ai-je faite ? Pas la moindre ! Ceux qui manifestent une trop grande sensibilité à la campagne dirigée contre moi sur ce thème par la direction du Parti Socialiste montrent à mon sens –et dans la meilleure hypothèse- une certaine méconnaissance de ce qu’est le combat politique, où nos adversaires caricaturent volontairement nos thèses pour mieux les combattre.

Sans doute, leurs arguments polémiques étaient-ils de bonne guerre dans une campagne électorale. Jamais pourtant, avant le premier tour, la légitimité de ma candidature n’a été contestée. Mais l’élimination de Lionel Jospin du deuxième tour, le 21 avril, a cristallisé au sein du Parti Socialiste un ressentiment qui le dispensait par ailleurs de toute autocritique. La simple analyse du premier tour (57 % des voix pour la droite et l’extrême droite) montre que, même si je n’avais pas été candidat, Lionel Jospin aurait perdu l’élection présidentielle. J’ajoute que l’argument des socialistes à l’encontre de ma candidature se détruit de lui-même par la seule prise en compte de la diversité de mon électorat, à peu près également réparti entre la droite et la gauche . Mon plus grand tort est peut être d’avoir trop méprisé cette campagne, lancée dès le 22 avril dans un éditorial de la presse bien-pensante et tendant à frapper a posteriori d’illégitimité ma candidature, campagne d’autant plus inacceptable qu’elle mettait en cause la démocratie elle-même, c’est-à-dire le droit de défendre devant le suffrage universel des conceptions différentes. Et qui peut contester que, sur des sujets fondamentaux, je professais d’autres orientations que Lionel Jospin, qui développait sous une rhétorique « centriste », et sans doute malgré ses meilleures intentions initiales, un suivisme de fait par rapport à l’idéologie sociale-libérale dominante au sein du parti socialiste et du gouvernement.

Ai-je besoin de rappeler que le Mouvement des Citoyens s’était créé il y a plus de dix ans, au lendemain de la guerre du Golfe et du traité de Maastricht, et qu’au demeurant il n’était plus représenté au gouvernement depuis août 2000, à la différence d’autres composantes de la gauche plurielle qui, elles, n’ont nullement renoncé à présenter un candidat ? Les élections législatives de 1997 avaient été gagnées ensemble par les cinq composantes et ne comportaient pour notre part aucun engagement programmatique qui nous aurait obligés à renoncer à notre raison d’être et au droit imprescriptible de toute formation politique à défendre ses orientations devant les électeurs. Que Lionel Jospin ait cherché à minimiser nos différences était de bonne tactique électorale. Mais nous n’avions pas à en être dupes et nous ne l’avons pas été. Plutôt que d’instruire des procès en sorcellerie, le Parti socialiste ferait mieux de s’interroger sur les raisons pour lesquelles, dès mars 2001, aux élections municipales, les couches populaires déjà l’avaient abandonné. 

Le Pôle Républicain s’enracine à gauche et plus précisément dans la tradition républicaine de la gauche. Tel est du moins mon parcours, que je partage avec beaucoup d’entre vous et que je n’ai jamais renié, même au moment des législatives, ce que certains ici m’ont reproché, à mon avis par un raisonnement à courte vue car je n’ai eu d’autre souci que de préserver l’avenir. Mais comme je l’ai dit à Vincennes : « au-dessus de la gauche, au-dessus de la droite, il y a la République ». Cela signifie que notre action est toujours guidée par le souci de l’intérêt général, le service de la nation et ne se réduit jamais à la défense, au jour le jour, d’intérêts essentiellement partisans. Elle s’adresse à tous les Français. C’est sur ces bases là que certains nous ont rejoints, et aucun sectarisme ne peut être accepté à leur égard, la réciproque étant d’ailleurs vraie. L’idée républicaine qui nous réunit est plus forte que les différences portant sur l’image ou l’étiquette que certains voudraient nous accoler et sur les moyens d’y parer : cette divergence, en effet, n’est que tactique. 


D) Servir ensemble la gauche et la République.

Bien évidemment, le souci de l’intérêt général constitue une exigence particulièrement rude. Cette exigence va tellement à l’encontre de la facilité idéologique ! Elle implique une telle ascèse et contrarie tant d’entraînements partisans ou de tentations électoralistes ! Je comprends que cette conception « républicaine » ne puisse être facilement partagée par beaucoup de nos concitoyens, prisonniers de leurs intérêts particuliers ou des difficultés qui sont les leurs au quotidien.

Pour autant, ce serait une grave erreur de renoncer à cette belle ambition. Personnellement, je ne me vois pas renier ce qui a fait le fond de ma campagne et qui constitue la trame de mon itinéraire politique depuis des décennies : servir, à travers la gauche, la France et la République. Cette conception, qui allie le souci de la justice sociale et celui de l’intérêt national est par ailleurs ce qui fait notre originalité politique. Beaucoup d’entre nous avaient déjà cherché à la faire valoir à l’intérieur du parti socialiste, en créant en 1986 « Socialisme et République », tentative que les choix politiques du début des années quatre-vingt-dix (guerre du Golfe – traité de Maastricht) les ont conduits à poursuivre avec d’autres, hors du parti socialiste, au sein du Mouvement des Citoyens. 

La gauche se définit par son contenu social et politique et non par un rapport d’inféodation au parti socialiste. Ployer aujourd’hui sous ses anathèmes serait renoncer à défendre nos idées pour la suite. 

Laurent Fabius me demande si je suis de gauche et nous invite à nous méfier des étiquettes. Je suis d’accord : regardons la marchandise : il y a deux ans, l’avenir de la gauche, nous disait-il, se jouerait sur les baisses d’impôts. Deux cents milliards furent décidés. On a vu la suite. Je n’énumérerai pas les points qui nous distinguent sur les privatisations et l’ouverture à la concurrence des services publics. Je demande simplement qu’on soit sérieux et qu’on ne se serve pas du mot gauche comme on se servait de la Vierge Marie au XVIème siècle pour discriminer entre les bons et les méchants, les catholiques et les protestants.


E) Positionnement et organisation du pôle républicain.

Le Pôle républicain, dont j’ai souhaité qu’il se forme autour de ma candidature, a ainsi une histoire, un cœur, un enracinement dans la gauche républicaine. Telle est la réalité qui tient à mon propre parcours et à celui de beaucoup de ceux qui m’ont suivi. Mais nous devons accueillir sans réticence ceux qui nous ont rejoints sincèrement, guidés par le patriotisme et le seul amour du bien public. Ils ont toute leur place parmi nous car ils nous apportent une richesse et une diversité inestimables. Et nous devons être aussi respectueux de leur identité qu’ils doivent l’être de la nôtre. Le Pôle républicain est ainsi enraciné à gauche mais il a vocation au rassemblement. Tels me paraissent être les termes d’une synthèse dynamique. C’est pourquoi, quelque nom et quelque forme que revête la formation politique qui verra le jour dans quelques mois, je souhaite qu’elle respecte la réalité de ce que nous sommes : d’une part, son centre de gravité ne saurait être qu’à gauche, si on entend par là la fidélité au monde du travail, nullement inconciliable, bien au contraire, avec le souci de servir la nation. Mais d’autre part, nous aspirons à rassembler tous les républicains, dès lors qu’ils font leur l’idée d’une République sociale. Et vous savez bien que c’est le cas. Sur le contenu des analyses et des propositions, nous sommes d’accord. Ce qui fait problème, semble-t-il, c’est l’affichage. Mais ne nous laissons pas culpabiliser par les campagnes de nos adversaires. Les sociaux-libéraux nous demandent des comptes ! Quelle ironie ! Quel renversement de rôles ! Affirmons au contraire la vocation qui est la nôtre de rassembler tous les républicains qui veulent rompre avec l’orientation libérale qui a été la dominante de toutes les politiques gouvernementales, depuis tant d’années. Voilà la synthèse à laquelle il ne devrait pas être si difficile de parvenir.

Un peu de bon sens politique ne peut pas nous être inutile. Dès lors que nous avons un gouvernement explicitement « libéral » et qui se réclame de la droite, l’espace politique est à gauche et les combats ne manquent pas du point de vue de la République que nous défendons : défense du pouvoir d’achat, des services publics et des retraites, revalorisation du travail, reconstruction de la démocratie. Enfin, notre formation entend inscrire son action dans une lutte conséquente pour la République et contre une mondialisation libérale sauvage, ce qui implique une certaine analyse du capitalisme financier qui nous régente. C’est seulement en nous battant sur le terrain solide des valeurs universelles et de la nation républicaine, que nous pourrons peser dans une lutte qui est mondiale par nature.

Dans ses formes d’organisation, la formation que nous voulons construire doit épouser la réalité, c’est-à-dire la diversité de ses adhérents. Mais, ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous différencie. Chacun doit faire prévaloir le souci de l’unité. Pour ma part, je ne prendrai aucune responsabilité dans une organisation dont le Congrès fondateur ne serait pas lui-même fondé sur une synthèse générale. Le pôle républicain constitue un repère qui, s’il n’existait pas, manquerait à la vie politique française. Son influence réelle se mesure bien davantage à l’étiage du 21 avril (5,3% des votants, soit 1.520.000 électeurs) qu’à celui du 9 juin, si ce n’est à sa capacité d’attraction supérieure, enregistrée dans les sondages antérieurs de la campagne. Le carambolage électoral qu’a entraîné l’accident Le Pen –à 180.000 voix près- et qui a abouti aux votes des 9 et 16 juin, n’est pas révélateur du véritable paysage politique français. Il a traduit un moment de désorientation.

Bien entendu, une formation politique doit présenter des candidats aux élections à condition de ne pas renoncer à sa raison d’être, c’est-à-dire aux idées qui font vivre la démocratie. Il faut pour cela s’adapter au terrain. Qu’avant deux ans, deux élections –les régionales et les européennes- se déroulent à la proportionnelle, devrait retenir notre attention. Le gouvernement s’en préoccupe lui aussi, en cherchant à écarter de la représentation les « petites formations » et à installer à travers l’UMP et le PS un « hypercentre » dans la vie politique française, une sorte de Janus bifrons libéral-social et social-libéral. 

Notre action ne saurait cependant se limiter à une visée électorale. Sans cesser d’être politique, elle se doit d’être avant tout culturelle et idéologique, nationale mais aussi internationale. Dans le système « impérial » où nous sommes, il est important de pouvoir participer à des mobilisations internationales, voire de les susciter, à travers la création d’ONG par exemple. Pour ma part, j’avais clairement indiqué, au cours de la campagne présidentielle qu’à défaut d’être élu président je n’envisageais pas de redevenir ministre. Pour l’avenir, je n’ambitionne pas de revenir « aux affaires », sauf circonstances extraordinaires qui le légitimeraient du point de vue de l’intérêt du pays. Mais, même en dehors du Parlement, je pense pouvoir fournir un repère, un appui, un conseil pour les nouvelles générations qui voudront s’engager dans le combat politique et ainsi continuer à jouer un rôle d’influence. Je ne suis pas candidat à un poste de responsabilité : je suis « à disposition ». Le pôle républicain a sa place dans la vie politique française. « L’autre chemin » que j’ai dessiné pour la France –à moins que celle-ci consente à s’effacer et à se fondre dans un nouveau Saint Empire- se réouvrira tôt ou tard.



II – Sur le gouvernement Raffarin.

A) La pente est forte.

Un peu plus de cent jours après sa constitution, il est sans doute prématuré de tirer un premier bilan de l’action du gouvernement Raffarin. Accordons lui qu’il a su, en matière de sécurité, agir avec vigueur en faisant voter deux lois de programmation sur lesquelles –à quelques amendements près- le parti socialiste eût été bien inspiré d’au moins s’abstenir, compte tenu de ce qu’avaient été ses engagements de campagne. Certes, on ne peut dissocier la politique de sécurité des questions d’éducation et d’accès à la citoyenneté. Mais opposer la prévention à la sanction, comme continuent de le faire certains porte-parole du Parti Socialiste constitue une véritable régression idéologique.

On accordera aussi au nouveau gouvernement d’avoir cherché assez habilement à se désengager du piège dans lequel l’accord de Barcelone avait enfermé la gestion de nos finances publiques, en conditionnant la réduction à zéro du déficit budgétaire en 2004 à un taux de croissance au moins égal à 3%, objectif d’ores et déjà hors d’atteinte. Reste que le bouclage du budget 2003 s’annonce extraordinairement difficile, compte tenu à la fois du ralentissement de la croissance (+ 1,2% en 2002) et de la mise en surveillance de nos finances publiques par Bruxelles.

Et ce ne sont pas, avec le krach boursier, les recettes des privatisations annoncées (Air-France, EDF) qui mettront du beurre dans les épinards. Il est même franchement inquiétant de voir brader des entreprises publiques stratégiques. Imagine-t-on qu’Air-France, privatisée, puisse un jour connaître le sort de Sabena ou de Swissair, sans que le gouvernement français ne soit amené à réagir ? Est-il concevable de soumettre la relance de la filière électronucléaire française à la logique de rentabilité d’une EDF, même partiellement privatisée ?

Au plan économique, le gouvernement Raffarin est prisonnier d’un véritable triangle des Bermudes : mauvaise conjoncture économique internationale et moindres rentrées fiscales, politique européenne restrictive au plan budgétaire et monétaire accentuant la tendance récessionniste, lourdes dépenses à financer. Il est vrai que si les socialistes s’étaient retrouvés au gouvernement, ils auraient été pris dans la même seringue que le gouvernement Raffarin, compte tenu des engagements contractés à Barcelone. En prenant d’emblée les mesures les plus faciles à exécuter (baisses d’impôts – engagements budgétaires sur la sécurité), en refusant de s’attaquer immédiatement à l’assouplissement des trente-cinq heures et au dossier des retraites, et en renvoyant à plus tard les augmentations des tarifs publics, Jean-Pierre Raffarin a choisi de manger son pain blanc en premier.

Le « pragmatisme » et l’« humanisme libéral », principes hautement proclamés, dissimulent-ils l’habileté qui prend son temps sans renoncer à son cap, ou au contraire un opportunisme au quotidien, à la merci de tous les clientélismes et de tous les soubresauts de la conjoncture sociale ?

On ne peut se défendre d’éprouver le sentiment d’une grande fragilité politique, même si l’actuelle majorité présidentielle a, pour cinq ans, les mains libres au plan institutionnel. Les gouvernements changent, mais les problèmes de fond demeurent.

Aucune volonté ne se manifeste de faire de l’Europe un levier pour la croissance : le statut de la Banque Centrale européenne, laissée libre de sa politique des taux, reste un tabou. Les trompettes de la Renommée qui nous chantaient en début d’année le joyeux avènement de l’euro se sont tues. Les orientations budgétaires imposées par Bruxelles vont exactement à l’encontre de ce qu’impliquerait une vigoureuse politique de redressement de la conjoncture. Rien n’est fait pour combler le retard technologique qui se creuse entre l’Europe et les Etats-Unis. Pis, le gouvernement Raffarin semble s’apprêter à freiner les dépenses des grands travaux (TGV notamment), au moment où l’Espagne et l’Italie les relancent.

Jean-Pierre Raffarin est peut-être un excellent communicateur, mais l’ambition n’est pas au rendez-vous. La France, plus que jamais, semble dépourvue de vision.


B) Il est plus facile de suivre sa pente que de la remonter.

Quel projet porte en fait le gouvernement Raffarin ? La réforme constitutionnelle annoncée pour permettre d’adapter la loi aux spécificités des régions, n’augure rien de bon. Elle procède d’une erreur de diagnostic : la loi déjà « trop bavarde » n’a pas besoin d’être saucissonnée pour les besoins d’une déclinaison locale, adaptée aux particularismes régionaux ; elle a besoin d’être simplifiée, resserrée, d’être rendue lisible et ainsi restituée à sa vocation de norme générale.

En réalité, c’est l’erreur corse qui est banalisée : l’exception que Lionel Jospin voulait constitutionnaliser serait généralisée à toutes les régions. On conçoit que les autonomismes basques, bretons, alsaciens, savoisiens, etc. n’attendent que cette occasion pour s’engouffrer dans la brèche. Quant aux indépendantistes corses, ils ont déjà répondu aux promesses de MM. Raffarin et Sarkozy par une surenchère d’exigences, appuyées sur la dynamite, et toutes inscrites dans l’objectif nullement remis en cause de l’indépendance. Et maintenant ils créent un corps électoral sur une base ethnique sans s’attirer la moindre remontrance. Est-ce ainsi qu’on fait respecter l’autorité de l’Etat ? Les gouvernements changent ; la complaisance et la faiblesse demeurent. Les résultats seront à l’identique. 

Quant à l’idée d’un référendum régional, qui ne voit qu’il reviendra à opposer au « peuple français » qui, politiquement, s’exprime par ses représentants ou par la voie du référendum national, différents « peuples régionaux », ainsi construits de toutes pièces, dès lors qu’on leur aura permis à eux aussi de s’exprimer par la voie du suffrage universel ? Qui osera alors contrarier leur expression ?

Ainsi M. Raffarin nous achemine-t-il doucement vers « l’Europe des régions », fédéralisme à mille feuilles où l’étage régional s’appuiera sur l’étage communautaire pour réduire l’étage national, comme on le voit déjà en Corse ou à travers la gestion par les seules régions des fonds européens. Le dialogue direct entre Bruxelles et les régions sur l’utilisation des fonds régionaux (plusieurs milliards d’euros) devient la règle. L’Etat se met encore plus aux abonnés absents. Le démantèlement de l’Etat républicain et de l’unité nationale menacent aujourd’hui comme hier, et les mêmes forces sont à l’œuvre. L’esprit du libéralisme (en gros, celui de Démocratie libérale) paraît plus puissant dans ce gouvernement que l’esprit national incarné par la vieille garde du RPR défunt.


C) La submersion de l’Europe dans l’océan de la mondialisation libérale.

L’Europe -avec l’élargissement à l’Est, la réforme, pour ne pas dire la fin programmée, de la politique agricole commune, et le projet de « Constitution » en 2004- se trouve à un tournant. On attendrait du gouvernement français, face à la position allemande ouvertement fédéraliste, qu’il exprime une position franche pour indiquer que la légitimité démocratique, en dernier ressort, ne saurait procéder que du Conseil européen et non de la Commission.

Au lieu de cela, le maintien de Pierre Moscovici comme représentant du gouvernement français, à la Convention présidée par M. Valéry Giscard d’Estaing, est légitimé par le souci d’une « politique bipartisane ». Voilà qui en dit long sur le système du pareil au même, qui fait glisser toujours plus la chose européenne hors du champ démocratique, dans l’orbite d’un fédéralisme, alibi de la résignation à la mondialisation libérale. La Commission européenne de M. Prodi revendique contre tout bon sens de se transformer en gouvernement européen. La boulimie de pouvoir de l’expertocratie libérale ne connaît plus de limites. Avec 27 Commissaires, chacun représentant un Etat, l’Europe se transformera définitivement en bateau ivre à la remorque des Etats-Unis. Il est clair que nous n’avons pas, avec les autres pays européens, atteint un tel degré d’homogénéité politique pour que ce pas décisif vers le fédéralisme puisse être franchi dans les prochaines années sans que nos intérêts vitaux ne soient gravement lésés. On m’objectera que le pouvoir de l’expertocratie libérale est déjà entré dans les faits, par la succession des abandons dus à la seule faiblesse de nos gouvernements successifs. Mais c’est autre chose que d’affirmer par un texte « constitutionnel » une souveraineté fédérale qui interdira tout retour en arrière. C’est pourquoi nous serons particulièrement vigilants sur les résultats de la Convention européenne présidée par M. Giscard d’Estaing et sur leur mise en œuvre.

La France s’est défaite des moyens de maîtriser son avenir. Les normes européennes en matière budgétaire, monétaire, industrielle, environnementale… s’imposent à tous nos choix politiques. Ainsi, avons-nous déjà renoncé à toute politique industrielle (plans de soutien, contrôle des fusions, etc.). Face à l’accélération des délocalisations, le gouvernement ne peut plus guère agir que sur le contenu des plans sociaux : on assiste avec tristesse à des conflits du travail dont l’objet n’est plus que le montant de la prime de départ des salariés licenciés. De même, pour satisfaire à des normes d’environnement toujours plus exigeantes, les collectivités locales doivent faire face à des investissements de plus en plus coûteux, qui se répercutent mécaniquement sur le prix des redevances acquittées par les usagers, et cela au détriment des couches populaires les moins favorisées. Irrésistible engrenage.

Le domaine de la politique est ainsi réduit à la portion congrue. Le discours de nos européistes serait mieux reçu si l’Europe était porteuse d’un projet politique de substitution aux politiques nationales défuntes. Rien de tel n’apparaît, sinon une progressive submersion dans l’océan de la mondialisation libérale. Les sociaux-libéraux nous rebattent les oreilles avec une Europe qui pourrait réorienter le cours de la mondialisation. Mais qu’ont-ils fait quand, il y a cinq ans, douze gouvernements sur quinze, dans l’Union Européenne, étaient dirigés par des sociaux-démocrates ? Et quelles propositions font-ils pour l’avenir ? Ainsi la démocratie est-elle mise en congé par l’effet d’une paralysie envahissante de la pensée et du débat politiques. 

Cette crise touche particulièrement la France. Si, en effet, à la faveur de l’Europe, l’Allemagne a retrouvé une position centrale en Europe et son influence dans la Mitteleuropa, si l’Italie et l’Espagne ont effectué –ou effectuent- leur « rattrapage historique » sur les pays de l’Europe du Nord, si la Grande-Bretagne a su ménager son statut spécial de « pont » entre l’Europe et le monde anglo-saxon, la France quant à elle ne peut revendiquer aucun avantage, sinon l’illusion de prolonger à travers l’Europe, si peu que ce soit, son rôle mondial traditionnel. En réalité, elle a payé la politique monétaire restrictive qui a conduit à l’euro, d’une rétrogradation parmi les quinze pays de l’Union européenne, du point de vue de la richesse par habitant.

Après quatre siècles d’expansion, l’Europe assiste, tétanisée et inconsciente, à son effacement accéléré de l’Histoire, que rien ne symbolise mieux que son implosion démographique.

L’euro, qu’on nous présentait au début de l’année, comme un atout maître pour la croissance, débouche sur une inflation prévisible et sur la stagnation économique. Taux d’intérêt trop élevés, politique budgétaire restrictive, taux de change déterminé par la politique monétaire américaine et dont le relèvement érode la compétitivité des produits européens, l’euro nous enferme dans le schéma d’une croissance lente et d’un chômage élevé. Mais qui le dira, les eurolâtres contrôlant tous les moyens d’expression ?

La communautarisation des politiques d’immigration révèle surtout l’impuissance de l’Europe à en maîtriser les paramètres essentiels : co-développement avec les pays d’origine, politique démographique volontariste et maintien d’un cadre national de référence pour assurer l’intégration des étrangers régulièrement établis : Kurdes d’Irak, Kosovars, Albanais, Rwandais, Congolais, il est frappant de voir que les flux d’immigrants viennent souvent de pays déstabilisés par des intervention militaires occidentales. Le gouvernement parle de fermer Sangatte, mais ne s’avise pas que la Turquie installe déjà des camps de toile à ses frontières pour les futurs réfugiés irakiens. Ils seront bientôt sur nos rivages…

Pour ce qui est de la diplomatie et de la défense, l’Europe camoufle son impuissance sous une rhétorique des droits de l’Homme. Son impotence militaire reflète un alignement plus ou moins grincheux sur la politique washingtonienne. Le credo postnational s’impose à l’Europe, non sans les hypocrisies précédemment relevées. Où a-t-on vu que les grands pays du monde (Etats-Unis, Chine, Inde, Russie, Brésil) avaient, quant à eux, renoncé à être des nations avec tous les attributs de la responsabilité et par conséquent de la puissance ?

Le consentement à l’hégémonie américaine est inscrit à l’horizon européen, pour peu que les Etats-Unis en prennent les moyens et résistent à la tentation de l’aventurisme. Il est vrai que nous pouvons compter sur les contradictions du capitalisme et sur les erreurs de la politique américaine…

Il faut remettre de la politique et du débat dans la construction européenne et, de ce point de vue, les propositions que j’ai faites pendant la campagne électorale gardent toute leur pertinence.



D) Le test irakien.

Le Président de la République vient de dénoncer à juste titre toute guerre préventive contre l’Irak mais il devrait le faire pour des raisons de fond, et pas seulement parce qu’elle n’a pas encore été autorisée par l’ONU. Gerhard Schröder, en refusant toute intervention militaire allemande, a pris une position plus claire.

En quoi une guerre préventive se distingue-t-elle d’une agression pure et simple ? La déclaration de guerre de l’Allemagne à la France et à la Russie, le 2 août 1914, était aussi à caractère préventif : il s’agissait pour le gouvernement allemand de rompre « l’Einkreisung » : l’encerclement. Cette agression a conduit l’Europe à l’abîme. 

La guerre coloniale annoncée contre l’Irak, dont le but principal est de maîtriser la richesse pétrolière au Moyen-orient, suscitera inévitablement la réaction des peuples musulmans. Elle ébranlera un grand nombre de régimes instables (Egypte, Jordanie, Arabie Séoudite, Pakistan, etc.). Elle suscitera le terrorisme, alimentera les courants intégristes, déstabilisera l’Irak et avec lui tout le Moyen-orient, et accélèrera les migrations clandestines vers l’Europe. Il est de l’intérêt de la France de la dénoncer par avance, comme de répéter avec force ce que sont les bases d’une paix juste au Proche-Orient entre Israël et un Etat palestinien viable (partage de Jérusalem, restitution des colonies israéliennes en Cisjordanie, abandon du droit au retour des réfugiés pour les Palestiniens, moyennant indemnisation, garantie par la Communauté internationale des frontières et de la sécurité des deux Etats, israélien et palestinien).

La position d’Ariel Sharon en faveur de la guerre américaine contre l’Irak est peut-être cohérente avec le rêve du grand Israël, mais certainement pas avec l’intérêt du peuple israélien, qui a besoin de frontières sûres et reconnues pour vivre en paix avec ses voisins palestiniens.

La priorité est évidemment à un accord au Proche-Orient et non à une nouvelle guerre avec l’Irak. La mobilisation de l’opinion publique internationale contribuerait à rompre l’engrenage d’une confrontation globale. Je tiens à cet égard à saluer l’initiative courageuse de Shlomo Ben Ami, demandant le départ du parti travailliste israélien du gouvernement Sharon.

Qui fera croire que la sécurité à long terme d’Israël sera mieux assurée à travers une telle confrontation avec les peuples musulmans que par une politique visant à déminer méthodiquement les différents conflits depuis si longtemps irrésolus ? Le courage, c’est de le dire aujourd’hui publiquement. Voilà un terrain où la gauche française pourrait prendre des positions claires et mobilisatrices.

Ouvrons les yeux : l’Afghanistan est loin d’être pacifié. Comment croire que l’installation d’un régime vassal des Etats-Unis à Bagdad ouvrira la voie à la démocratie dans le Golfe ? Douze ans d’embargo ont semé les graines de la violence et du ressentiment. D’une telle guerre annoncée, l’Europe ferait également les frais, du fait de la présence sur son sol d’importantes minorités musulmanes. Il est donc très important que la France et les gouvernements européens prennent par avance une attitude claire pour refuser l’intervention militaire en Irak, ce dernier pays devant bien évidemment accepter un accord régional de limitation des armements. 

De telles prises de position supposeraient une vision du monde et du rôle de la France. Il serait bon que la gauche s’exprime sur ce sujet, et pas seulement le Président de la République.



III – Perspective de la refondation républicaine.

La crise de tout gouvernement est inscrite dans le dessaisissement des prérogatives de souveraineté auquel il a été consenti sans qu’une politique de substitution ait été dessinée et soit même envisageable aujourd’hui, l’Europe n’étant conçue que comme un système de contraintes et nullement comme un espace de projets.

Dès lors devons-nous envisager ensemble la refondation républicaine et la réorientation de la construction européenne. 

La revalorisation du national, inévitable dans le contexte de l’élargissement, ne s’oppose nullement à l’affirmation d’une volonté européenne et d’une action politique correspondante. Les propositions que j’ai faites : publicité des débats au Conseil qui permettrait l’émergence d’un espace public de débat commun, partage du droit de proposition entre la Commission européenne et les nations représentées au Conseil et, ainsi réactivées comme acteurs d’une démocratie à construire gardent toute leur valeur.

La refondation républicaine implique la démocratie, la responsabilité des dirigeants, la dialogue avec les citoyens, la capacité de décider en toute transparence. Ceci doit valoir au niveau européen comme au niveau national. L’Europe doit mobiliser les nations et non pas les mettre en congé.

Cette refondation républicaine ne peut évidemment se faire que sur la base des valeurs de liberté, de laïcité, de citoyenneté, et d’égalité. La tentation existe de définir l’Europe à travers la seule « Chrétienté », ou même à travers un œcuménisme vague dans lequel se noieraient les valeurs républicaines les plus nécessaires à l’Europe et au monde : l’égalité face aux fractures de la mondialisation, la laïcité face à l’explosion des intégrismes et des communautarismes.

La revalorisation du national et la républicanisation de l’Europe ne sont pas des tâches contradictoires, si on veut bien comprendre la nation non pas comme une identité close mais comme l’articulation par excellence entre le particulier et l’universel.

C’est en nous battant sur le terrain solide des valeurs républicaines que nous servirons le mieux la France, que nous donnerons à l’Europe une vocation universelle de carrefour des civilisations et que nous en ferons autre chose que la banlieue de l’Empire américain. C’est ainsi que nous servirons également le mieux la cause de l’Humanité.

La formation politique à laquelle le Pôle Républicain donnera naissance doit être ouverte à tout dialogue. Elle doit en particulier se déclarer disponible pour une refondation de la gauche qui s’inscrirait dans la perspective d’un refondation républicaine. C’est d’ailleurs dans cette perspective seulement que la gauche peut être reconstruite.

Une telle refondation implique à la fois l’affirmation des valeurs républicaines contre la dérive libérale-libertaire, et le refus de la mondialisation libérale sauvage à laquelle la gauche sociale-libérale a trop concédé.

Cette disponibilité ne dépend pas que de nous et elle n’a de sens que si nous commençons par exister par nous-mêmes. Là est la priorité ! Là est l’urgence !

Notre tâche est immense : il s’agit de bâtir un système de valeurs, de repères et de coordonnées pour le XXIème siècle, dans un monde où le communisme réel a heureusement cessé de barrer l’horizon de la pensée.

Il s’agit de travailler au co-développement, à une véritable écologie de l’Humanité, dans un monde multipolaire où la France et l’Europe auront un rôle essentiel à jouer en coopération avec le Sud.

L’affirmation dans notre pays d’un courant républicain social autonome peut servir un dessein de recomposition politique plus vaste. A nous de le vouloir et de le préparer. Exister d’abord pour peser ensuite. Il n’est pas d’autre voie que celle d’une fermeté sans faille et d’une détermination continue pour maintenir les repères nécessaires.

Construire un parti politique, pour inscrire notre élan dans la durée, est chose difficile. Cela demande beaucoup d’abnégation. 

Un parti politique a besoin d’idées, d’hommes et d’argent pour vivre. 

Les idées me paraissent claires, si vous voulez bien m’écouter pour sortir des faux débats opposant l’enracinement à gauche et le rassemblement nécessaire des républicains. Nous avons besoin d’une vision dialectique, d’esprit de finesse plus que de géométrie.

Les hommes ensuite, et bien sûr les femmes. Je vois avec plaisir que je n’ai pas besoin de ranimer votre courage mais l’effort doit s’inscrire dans le temps. Un parti, c’est une capacité d’action à long terme : une implantation, des responsables, un système de relations extérieures et internationales. Nous ne partons pas de rien. La trace de nos combats est restée profonde dans la vie politique française depuis plus de trente ans. Simplement, il faut continuer. Je réunirai très prochainement un bureau provisoire. A la mi-octobre des assises préparatoires à notre Congrès se tiendront pour préparer les textes essentiels : charte, statuts, et prévoir les conditions dans lesquelles seront reçues les motions d’orientation. Le Congrès lui-même, enfin, se tiendra en décembre ou janvier prochain.

L’argent fait défaut. Le financement public nous permettra de rembourser les dettes contractées à l’occasion des élections présidentielles et législatives. Mais le pôle républicain et la future formation politique que nous créerons à notre Congrès ne pourront vivre que des cotisations et du produit de la souscription nationale que nous lançons dès aujourd’hui. Des bulletins de souscription vous ont été distribués. Légalement, chacun peut verser 30.000 Francs, soit 4.575 euros. Un proverbe dit que les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Or, je reçois beaucoup de lettres m’incitant à continuer le combat. Il faudra donc faire mentir le proverbe. Le résultat de cette souscription nationale sera le meilleur test de la volonté collective.

« Vivre c’est lutter ». Quelle que soit la difficulté que crée une bipolarisation hypocrite, réductrice et artificielle, croyons à la force de nos idées dans un monde auquel les marchés financiers ne peuvent procurer nulle boussole.

Ne perdons pas le sens du combat qui a été mené. Son souvenir ne s’en est pas effacé. Avons-nous la volonté de continuer le combat ? (clameurs dans la salle : oui, oui !) … Alors nous devrons nous battre énergiquement pour que le courant d’idées que nous représentons ne disparaisse pas de la vie politique française. Le pôle républicain, ou la formation à laquelle il donnera le jour, est et reste un acte de confiance dans les générations qui montent. Soyons ces passeurs de valeurs et de message dont la République et la France ont besoin pour continuer. Il suffit, pour y réussir, que la volonté soit au rendez-vous. C’est pour elles que je vous appelle à continuer le combat !