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Assistons-nous à la revanche des experts?
L'aveuglement des élites

PAR MARIE-FRANCE GARAUD *
[21 mai 2005]

L'évidence du fossé qui s'est creusé en Europe et spécialement en France, entre les citoyens et les «élites» a quelque chose de fascinant. Il n'était pas malaisé d'en percevoir les signes, ils sont anciens. Le débat sur le traité-Constitution en apporte l'éclatante révélation, dans le permanent décalage entre les questions des uns et les réponses des autres.

Les hommes de gouvernement, tant à Paris qu'à Bruxelles, avaient préparé de longue date les réponses aux questions supposées être celles des citoyens ordinaires. Et voilà que ceux-ci ne veulent rien savoir : ils ne posent pas les bonnes questions, ils s'obstinent à répéter les leurs. D'abord celle qui leur vient en premier à l'esprit : «Pourquoi une Constitution ?» Ensuite, bien normalement, celles qui les concernent : «Quelles seront pour moi les conséquences directes ou induites de son adoption ?» C'est le bon sens dans sa logique la plus naturelle.

Les réponses ne relèvent pas de la même simplicité.

Il convient d'abord, pour ceux qui s'instaurent en guides des âmes innocentes, de ne pas dépayser préma turément les citoyens et donc d'écarter l'idée, provisoirement incorrecte, selon laquelle l'adoption de la «Consti tution»signerait la création d'un Etat européen. Il est certes habituel d'associer l'existence d'une Constitution à celle d'un Etat mais, nous jure-t-on, tel n'est pas le cas en l'espèce et notre Constitution, à laquelle ses auteurs ont semble-t-il assigné le rôle de mère porteuse, ne serait pas encore près d'accoucher.

A quoi sert-elle donc en attendant ? Cette fois, la réponse est prête, claire et nette, sinon précise : à renforcer l'Europe. «Dans un monde tumultueux, l'Europe de plus en plus vaste et diverse doit être de plus en plus forte et puissante...». De prime abord l'entreprise semble souffrir d'une fâcheuse contradiction, car chacun sait depuis l'enfance que les équipes les plus disparates sont les moins efficaces. Bon prince, le citoyen veut bien cependant accepter d'espérer et demande aussitôt : «Comment ?»

Le Français dit «moyen» (puisque c'est de lui qu'il s'agit, baigne depuis deux siècles et demi, sans toujours le savoir, dans un Etat fondé sur une claire séparation des pouvoirs) peine à comprendre, pour peu qu'il s'y applique, comment un système dans lequel s'articulent, à travers des hiérarchies confuses, trois exécutifs et trois législateurs, sans compter les annexes, peut être vraiment fort et puissant. Il accepte vaguement l'idée que le président d'un «Conseil européen» mal distingué dans son esprit d'un «Conseil» tout court, donnera un visage à l'Europe. Il ne voit pas bien en revanche pourquoi il faudrait s'encombrer d'un ministre des Affaires étrangères de l'Union alors que la diplomatie française lui a donné lors du conflit irakien une des rares fiertés de ces dernières années. Mais ce dont il est sûr, pour en faire l'expérience, c'est que les normes européennes lui viennent de la Commission, que changer leurs noms et baptiser lois les règlements et lois-cadres les directives, ne modifiera pas substantiellement leur nature et n'améliorera pas sa situation, bien au contraire – et que l'efficacité de nos députés européens, par définition minoritaires, paraît relever d'une démocratisation fort illusoire.

D'où son anxiété : La Constitution changera-t-elle les choses en ce qui le concerne ? L'étonnement quelque peu méprisant de nombreux politiques et d'une bonne partie de la classe médiatique devant ce qu'ils considèrent comme un «nombrilisme» assez vulgaire en dit long sur l'ignorance des difficultés dans lesquelles se trouvent nombre de Français, jeunes et moins jeunes.

La réponse des supporters du traité constitutionnel n'en est pas moins imprévue : c'est non. La politique industrielle, les régimes de santé, les services publics, tous ces domaines sur lesquels vous vous interrogez, tout cela, cela n'a rien à voir avec la Constitution !

Mais c'est faux... Faux au point d'en être stupéfiant, puisque, par application du traité, l'Union peut intervenir dans pratiquement tous les domaines, soit qu'ils relèvent de sa compétence exclusive ou partagée (et l'on sait que la Cour de justice, juge suprême de ce partage, privilégie rarement les Etats) soit, pour le reste, qu'elle décide «de mener une action d'appui, de coordination ou de complément», tel étant le cas par exemple pour la santé publique, l'industrie, la culture, le tourisme, la formation professionnelle, etc.

Et c'est tout particulièrement faux quant aux problèmes de la croissance et de l'emploi qui reviennent sans cesse, et l'on sait pourquoi si l'on veut bien sortir des mondes clos de la nomenklatura, dans les interrogations angoissées de tant de Français.

On avait pour tant fait miroiter à ceux-ci, il y a douze ans, une terre promise de prospérité grâce à l'euro, apparemment, ce n'est plus le cas, et il est maintenant communément admis que la politique monétaire de cette zone n'est pas pour rien dans les difficultés qui s'y accumulent.

Et pourtant il y a pire. La «Constitution», dans son article III- 314, soigneusement passé sous silence par les thuriféraires du texte, porte que «l'Union contribue, dans l'intérêt commun, à la suppression progressive des restrictions aux échanges in ter nationaux et aux inves tissements étrangers directs, ainsi qu'à la réduction des barrières douanières et autres». Elle écarte ainsi toute possibilité de ces protections détournées dont nos partenaires, américains, japonais ou autres font si souvent, pour eux, un usage efficace. Il faut une certaine audace ou beaucoup d'aveuglement pour ne pas reconnaître qu'en réaffirmant ainsi l'engagement total de l'Union dans un mondialisme échevelé – dénoncé depuis des années par des hommes aussi éminents que Maurice Allais –, on livre les Français et leurs entreprises à des concurrences dévastatrices.

Fausse naïveté aussi, mais ô combien révélatrice, que de conseiller aimablement aux électeurs : «Lisez les cinquante premiers articles du traité puis la Charte des droits fondamentaux, et pour le reste, vous pouvez le laisser»... Tout est dit : la condescendance bien sûr, mais aussi et peut-être surtout l'intention cachée de dissimuler aux Français ce qui, dans ce «reste», les concerne directement. Les experts, à Bruxelles ou à Luxembourg, décideront pour eux et le vote que l'on nous demande n'a au fond pour véritable objet que le sacre d'une oligarchie fort éloignée des peuples dont elle prétend régler le sort.

* Ancien député européen, coauteur d'Oser dire non, Le Rocher.