L'ascension par capillarité du non
27 mai 2005 - Dans l'histoire de la sociologie électorale, le référendum sur le
traité de Maastricht est entré dans l'histoire comme la consultation ayant
révélé un clivage entre deux France : l'une populaire, peu diplômée, à bas
revenus, fortement opposée au traité, et l'autre plus aisée, plus diplômée,
plus"intégrée", et massivement mobilisée pour le oui.
En 1992, la question européenne avait ainsi révélé une coupure franche entre
"France d'en haut" et "France d'en bas", pour reprendre l'expression du premier
ministre, ou entre dominants et dominés, si l'on se réfère à la tradition
sociologique de Pierre Bourdieu.
La reproduction ou non de ce clivage, et donc la capacité des classes moyennes
et moyennes supérieures à rester mobilisées pour le oui, est une des
questions-clés du scrutin du 29 mai. Les enquêtes d'intentions de vote ont en
effet montré que la poussée du non se fait par capillarité ascendante au sein du
corps social français. Ce fut le cas fin mars début avril, quand le non devenait
majoritaire au coeur des classes moyennes et progressait auprès des cadres
supérieurs et professions intellectuelles, pour atteindre un niveau, sur ces
catégories, très largement supérieur au refus de Maastricht. Ensuite, sous
l'effet d'une séquence médiatique plus favorable (du décollage de l'Airbus A380
à l'intervention de Lionel Jospin), le oui redevenait majoritaire dans la
"France d'en haut" . Nous retrouvions mi-avril une sociologie proche de celle de
Maastricht. Aujourd'hui, le non s'échappe à nouveau dans les sondages, porté par
une nouvelle poussée dans les catégories moyennes et moyennes supérieures.
Oui massif en haut de l'échelle sociale, oui franc au milieu, non ferme en bas,
telle était au fond la géographie de Maastricht. Oui plus faible en haut, non
qui s'affirme au milieu et non toujours plus ferme en bas : telle est
aujourd'hui la nouvelle stratification qui se dessine. Les comparaisons entre
les sondages réalisés à la sortie des urnes (BVA-France 2) en 1992 et les
intentions de vote actuelles (Ipsos-Le Figaro [1] des 13 et 14 mai, Sofres-Le
Monde [2] du 11-13 mai) sont particulièrement éclairantes. Par rapport au vote
de Maastricht :
le non se consolide encore de 8 points chez les ouvriers [2] ;
il progresse de 27 points et devient majoritaire au cœur des "classes
moyennes" , chez les professions intermédiaires et employés [2] ;
il est en hausse de 7 points chez les cadres supérieurs et professions
intellectuelles [2] ;
il est en ascension de 15 points chez les bacheliers et de 14 points chez les
diplômés du supérieur [2] ;
il est en augmentation de 9 points chez les salariés du public et de 3 chez
ceux du privé [1].
Ajoutons-y, même si nous ne disposons pas sur ce point de comparaisons avec
Maastricht, que le non est aujourd'hui majoritaire chez les foyers gagnant entre
2 000 et 3 000 euros par mois (53 %) et bien installé chez ceux disposant de
revenus supérieurs à 3 000 euros par mois (46 %) [1]. Le non progresse donc au
sein même des couches qui avaient permis d'arracher le succès de Maastricht.
Sans être totalement comblée, la fracture sociale verticale de Maastricht est
donc sensiblement réduite.
Ce mouvement laisse alors apparaître un nouveau clivage, horizontal, et
déterminé bien plus par le statut que par l'appartenance sociale : l'opposition
entre salariés et inactifs. 55 % des actifs ont aujourd'hui l'intention de voter
non quand 58 % des retraités penchent pour le oui[1]. Le malaise de la France du
travail pourrait bien être aussi une des révélations du scrutin du 29 mai.
Comment expliquer cette nouvelle fracture ? Probablement par le fait que la
crainte sociale (autrement dit la crainte pour l'emploi, le pouvoir d'achat et
la protection sociale) n'est plus aujourd'hui l'apanage des classes populaires
et se diffuse au sein des couches salariées supérieures. Encore faut-il analyser
cette crainte autrement que comme une peur frileuse et d'humeur. Le non
s'enracine moins dans un mécontentement conjoncturel que dans une tendance de
fond, au sein d'une large partie de l'opinion. Il est de ce point de vue assez
instructif de regarder comment les Français perçoivent l'évolution de leur pays.
Société bloquée, immobilisme, perte d'influence, d'attractivité et de
compétitivité, difficulté à réformer, et peut-être bientôt un non à la
Constitution européenne... Sous toutes ces facettes, la problématique du"déclin
français" est ainsi égrenée dans les discours d'une partie de l'élite française
(journalistes, chefs d'entreprise, hommes politiques). On s'interroge moins en
revanche sur la manière dont cette thématique, à forte résonance politique et
médiatique, est perçue par l'opinion. Le diagnostic est pourtant différent.
Selon une enquête CSA-L'Humanité de mars 2003, un Français sur deux considère
aujourd'hui que la France est en déclin et l'attribue à des causes strictement
inverses à celles les plus communément évoquées. Ainsi, le chômage, la perte de
pouvoir d'achat et des acquis sociaux et l'incurie des gouvernants arrivent
largement en tête des raisons spontanément citées par les interviewés, loin
devant le poids de la fiscalité ou les blocages sociaux. On voit bien dans ce
contexte comment l'argument du non à une Constitution trop"libérale" peut faire
mouche. On comprend aussi comment, selon Ipsos, 45 % des Français se disent
"inquiets" d'une victoire du oui, quand seuls 35 % déclarent craindre un succès
du non.
Non à une Europe perçue comme une menace et un risque de régression sociale :
c'est probablement la diffusion de cette idée qui explique les évolutions
actuelles. Cette attitude est plus constituée, plus solide, plus ancrée que la
simple expression conjoncturelle d'un mécontentement ou une volonté de sanction
du gouvernement.
On se trompe à ne penser le non que comme un non d'humeur. Le fait que le non
touche fortement des classes aisées et diplômées révèle l'existence d'un
non"cultivé" ou "raisonné" , bref un non fondé idéologiquement et de conviction.
Un non "informé" même, puisque, selon la dernière enquête d'Ipsos, le non est
plus fort chez les personnes ayant lu le traité que chez celles ne l'ayant pas
lu. C'est là une différence majeure, et essentielle, par rapport au contexte de
Maastricht : l'adhésion au traité ne croît pas avec le niveau d'information.
Sous l'angle des enquêtes d'opinion, le non n'est donc pas un détournement du
référendum, une réponse à une autre question, mais plutôt le reflet d'un malaise
social qui concerne aussi la construction européenne. Une part importante des
classes moyennes et moyennes supérieures est aujourd'hui tiraillée entre son
attachement à l'idée européenne et l'insatisfaction quant à la manière dont
l'Europe se construit. Le sentiment de décalage entre l'idéal européen et sa
réalité explique l'incertitude électorale de catégories qui avaient pourtant
fortement soutenu Maastricht. Les sondages"oscillatoires" d e ces dernières
semaines tiennent à ce basculement d'un argument à l'autre en fonction du
contexte de campagne. Le sort du scrutin se jouera donc aussi sur ce qui
apparaîtra comme l'enjeu le plus saillant dans les derniers jours de campagne,
entre la volonté de marquer son attachement à la construction européenne et le
désir de dire non à un texte ou à une Europe qui ne satisfont pas. La conversion
définitive (et elle ne l'est pas encore !) des classes moyennes et d'une partie
des classes supérieures aux arguments sociaux du non scellerait probablement sa
victoire le 29 mai. Dans la structuration des enjeux, le passage du"oui ou non à
l'Europe" (qui a fait le succès de Maastricht) au "oui ou non à cette Europe"
pourrait bien, treize ans après, inverser le rapport des forces.
Philippe Hubert
philippe.hubert@lefil.fr
Samuel Jequier