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POINT DE VUE SAMI NAÏR

Dire non, pour rendre un immense service aux Européens

LE MONDE | 05.04.05 | 16h54  .  Mis à jour le 06.04.05 | 16h38



 

La grande idée européenne est en crise. Le libéralisme l'a émasculée, avec la complicité des socio-libéraux. Le jugement est dur. Est-il injuste ? La social-démocratie européenne est réellement "européiste", aveuglément même. Mais cet enthousiasme primaire pour l'Europe à n'importe quel prix n'a-t-il pas déblayé la voie au libéralisme multinationalisé, qui domine aujourd'hui sa construction ?

Depuis les années 1980, la social-démocratie s'est soumise à cette Europe-marché qui, avec le traité de Maastricht, plaçait en ajustement structurel toutes les économies européennes pour le seul profit de la politique monétariste aberrante de la Banque centrale, écho de la stratégie de la Commission axée sur la seule concurrence, au détriment de l'emploi et de la croissance.

L'alliance ent! re libéraux et socio-libéraux est aujourd'hui patente. Elle se traduit par le même discours sur le traité constitutionnel qui, loin de proposer une Europe projet de civilisation, nous sert une sauce triviale de soumission au marché libéralisé et d'équilibre fragile entre grandes, moyennes et petites puissances, chacune obsédée par ses petits et grands intérêts.

A Lisbonne, en 2000, le couple Aznar-Blair donnait le ton : flexibilisation de l'emploi, précarisation sociale, orientation vers une économie de services dont la conséquence est une désindustrialisation massive de l'Europe, privatisation généralisée dont la troisième partie du traité est l'incarnation juridique, dumping social dont la circulaire Bolkestein est l'emblème. Tout cela a été élaboré conjointement. Est-ce un hasard si ces courants se retrouvent ensemble pour défendre ce traité ?

Et ils veulent nous faire croire qu'ils construisent l'Europe ! Les gens commencent à se rendre compte, comme Hamlet ! au royaume du Danemark, qu'il y a là "quelque chose de pour! ri".

D'abord, il est curieux de voir que les élites européennes, droite et gauche libérale confondues, ne semblent pas s'inquiéter du fait que l'abstention à tous les scrutins européens dépasse en moyenne partout 60 % des inscrits. C'est énorme. Ensuite, elles ne veulent pas voir que les élections des vingt dernières années montrent que cette abstention est, surtout, le fait, partout, des couches populaires. Se sentiraient-elles exclues de l'Europe ?

Enfin, ces élites ne s'avisent pas de voir qu'un lent mais puissant mouvement de refus national prend corps en Europe, contre l'Europe. Ce refus national enfle : finira-t-il par se transformer en nationalismes antagoniques ?

Tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne. Mais le refus d'Europe se fait sentir de diverses manières. Aujourd'hui, les pays contributeurs nets ne veulent pas d'une augmentation du budget européen, ce qui serait pourtant logique avec l'élargissement. Les pays créditeurs, eux, v! eulent plus.

Le budget, environ 1,17 % du PIB européen, est appelé à être réduit à 1 % si la proposition franco-allemande est acceptée. Elle ne le sera pas entièrement, mais il y aura réduction. L'Espagne, européiste coeur et âme, pays bénéficiaire, risque de voir ses fonds réduits drastiquement. C'est pourquoi Madrid vient de rejeter la proposition de budget européen. Que se passera-t-il quand les coupes budgétaires seront définitivement appliquées ?

Les élites financières veulent un vaste espace de libre-échange, une zone euro pour ce marché intérieur et un arrimage aux multinationales mondiales. Elles ont réussi au-delà de tout espoir : l'Europe est devenue un terrain de chasse pour les capitaux, une Bourse qui épargne pour les fonds de pension américains. Les chiffres ne trompent pas : le déficit en 2004 du budget américain atteint 422 milliards de dollars, pendant que nous, en Europe, on nous fait un scandale si nous dépassons de 1 % ou 2 % les critères de ! Maastricht !

Le dollar ne respecte aucune règle du jeu i! nternational. Il monte, descend, revient là où l'on ne l'attend pas, toujours en fonction des intérêts du grand frère d'outre-Atlantique. Il a intégré dans cette danse la variable emploi aux Etats-Unis. En Europe, la Banque centrale continue de pratiquer une politique d'euro fort, qui pénalise la relance de l'embauche.

Quant à l'élargissement, il prend les fédéralistes au jeu de leur rhétorique simpliste d'une Europe abstraite. L'affaire a été présentée comme une question de solidarité. Comment dire non à des voisins si longtemps soumis à la dictature et dont les opinions publiques regardent si intensément vers nous ? Tout plaide en leur faveur : l'histoire, la culture... Enfin, un grand marché de 450 millions de consommateurs, c'est bien, non ? Seulement voilà : l'Europe des Quinze était-elle prête à assumer le coût financier et politique d'un passage à 25 et bientôt à 30 pays ? La réponse honnête est : non !

L'inégalité de développement entre ces Etats et les p! lus avancés de l'UE rend impossible une cohésion sociale et économique avant plusieurs décennies. Si le marché est unifié, c'est par le bas que le modèle social européen se construira : confer Bolkestein ! Quant au projet politique, il a explosé avant d'être en discussion : voir l'invasion américaine en Irak et l'attitude des pays de l'Est.

On pouvait faire mieux, construire une Europe européenne, une défense, une politique sociale et une fiscalité communes. On pouvait mettre en place un autre élargissement, choisir l'approfondissement de l'Europe au lieu de sa dilution mercantile, créer des cercles de solidarité à partir d'une conception intelligente des coopérations renforcées. Il suffisait de contrôler l'engrenage infernal d'une politique exclusivement libérale.

Mitterrand disait, en 1983, que cette dernière serait une courte parenthèse. Voilà vingt ans que ça dure... Il faut aujourd'hui repartir d'un autre pied : que veut-on faire exactement ensemble ! ? Comment construire un rapport adulte face à l'Amérique ? Com! ment répondre aux 20 millions de chômeurs en Europe ? Quel système institutionnel mettre en place, capable de concevoir un véritable intérêt général européen ?

Répondre à ces questions, c'est faire du projet politique, au-delà de l'économie, la question centrale de l'identité commune à construire. En refusant ce traité constitutionnel, les Français rendraient un immense service à tous les peuples européens. L'autre Europe deviendrait possible.

 

Sami Naïr est professeur de sciences politiques à l'université Paris-VIII.

 

par Sami Naïr

Article paru dans l'édition du 06.04.05