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La fin programmée de l'Union européenne, par Jacques Nikonoff

LE MONDE | 23.05.05 | 16h19


Peut-on prendre de la hauteur et tenter d'entrevoir ce que sera l'Union européenne dans cinq, dix ou quinze ans ? A l'instar des mouvements des plaques tectoniques, il existe aussi une tectonique européenne. Nous l'avons déjà sous les yeux : chômage bloqué à 10 % depuis vingt ans ; démantèlement systématique des services publics ; augmentation des inégalités ; montée de l'abstention et de partis populistes ou d'extrême droite.

La mise en oeuvre de la Constitution européenne va accélérer cette tendance morbide. Comment en serait-il autrement ? Cette Constitution ne fait que reprendre les traités antérieurs sur lesquels se sont appuyées les politiques européennes qui ont conduit à ce désastre. Privée de la volonté et des attributs de la puissance, l'Union ainsi conçue va jeter plus encore les peuples les uns contre les autres. Il n'y a pas aujourd'hui d'Europe politique et il n'y en aura pas davantage demain avec la Constitution proposée.

Alors que la politique est un dessein collectif qui donne un sens à l'histoire, la Constitution organise la soumission aux forces impersonnelles du marché. Nul élan du coeur, nul engagement n'est sollicité des peuples européens. Dans 15 pays sur 25, les citoyens auront même été privés de référendum pour s'exprimer sur la loi suprême qu'est une Constitution. Ce dessein politique, l'UE ne peut l'assumer dans la configuration actuelle. Mieux vaudrait le reconnaître, au lieu de susciter de graves désillusions qui, déjà, se retournent contre leurs auteurs et l'Union elle-même.

L'Europe à vingt-cinq repose sur quatre ensembles de pays aux intérêts politiques et stratégiques profondément divergents. La Grande-Bretagne en est le premier. Elle est, avant tout, atlantiste. Tournée vers le grand large, elle est américaine de langue, d'histoire, de culture, de coeur et d'esprit. Nous aimons tous la Grande-Bretagne. Mais elle est assise sur un strapontin dans l'UE, ne participe pas à l'euro et bloque toutes les tentatives ­ modestes ­ d'harmonisation fiscale et sociale.

La guerre des Etats-Unis contre l'Irak était le test qui aurait permis d'affirmer l'identité et la puissance de l'Union, lui donnant l'occasion de montrer la cohérence de son orientation politique, de rappeler son indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, d'oeuvrer pour la paix, de jouer un rôle décisif sur la scène internationale. Ce fut, à l'initiative britannique, l'impuissance politique, la division, l'alignement sur George W. Bush, la guerre, le vide sur le plan international.

Les trois anciennes dictatures fascistes (Espagne, Portugal et Grèce) sont le deuxième ensemble. Elles doivent énormément à l'Union, ont beaucoup reçu, et l'UE a puissamment contribué à réencastrer ces pays dans la démocratie. Sous perfusion permanente de fonds européens, ils acceptent toutes les directives qui passent dans la crainte de perdre leurs financements. Ils sont désormais en concurrence avec les nouveaux pays entrants qui, eux aussi ­ à juste titre ­, veulent des fonds pour se développer. Leur ambition européenne, pour l'instant, est faible.

Lors de la crise irakienne, ils se sont placés sous la coupe des Etats-Unis (la Grèce n'a pas envoyé de troupes). Ils conçoivent l'UE comme un guichet utile à leurs propres besoins de développement et non comme une communauté de destin et l'aile marchante de l'Union vers la Méditerranée.

Troisième ensemble : les nouveaux adhérents, particulièrement ceux de l'ancien pacte de Varsovie. Leur rupture avec l'URSS, nécessaire, devait être nette : il fallait purger soixante ans de socialisme de caserne. Ils n'ont pourtant pas spontanément choisi l'Union européenne, mais se sont tournés vers l'Amérique.

Elle leur offrait son bouclier militaire : ils ont adhéré à l'OTAN avant d'adhérer à l'UE. Elle leur promettait le marché libre : ils ont appliqué une "thérapie de choc" ultralibérale. Avec la guerre contre l'Irak, ils disposaient d'une opportunité pour affirmer leur attachement à l'Europe : ils ont choisi le mauvais camp. Où est la perspective politique ?

Reste le couple franco-allemand et le Benelux. Là se trouve le moteur de l'Union, désormais noyé dans ce magma. Or il semble que la construction institutionnelle monstrueuse que nous promet la Constitution vise à étouffer la dynamique franco-allemande.

Ainsi convient-il d'interpréter le recul considérable de la Constitution, par rapport au traité de Nice, quant à la composition de la Commission après 2014. Celle-ci, dite "réduite", privera Paris et Berlin d'un commissaire à droit de vote pendant cinq années sur quinze !

Un dessein politique ambitionnant la puissance nécessite d'en avoir les attributs. Ceux de l'Union sont inexistants. Sur le plan monétaire, la Banque centrale européenne est livrée à elle-même, hors de portée de la moindre impulsion politique. Sur le plan budgétaire, les Etats sont entravés par le traité de Maastricht, alors que l'UE refuse d'emprunter et que son budget est ridiculement petit, lui interdisant toute intervention significative.

Sur les plans fiscal et social, la règle de l'unanimité au Conseil prive l'Union de tout moyen d'action. Quant à la politique étrangère et de défense, l'article I-41.7 règle le problème : "Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l'OTAN." C'est pourquoi, selon l'ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'Union, M. Bush vote "oui" à la Constitution européenne au motif "qu'elle règle la question de la politique étrangère" .

Que reste-t-il ? Rien. L'Union est ligotée et bâillonnée. Si le oui l'emporte le 29 mai, l'UE s'enfoncera plus encore dans une crise dont on a peine à imaginer l'ampleur.

Le chômage restera bloqué à des niveaux élevés, et de manière illimitée. Les services publics continueront à être démantelés. L'allongement de la durée de cotisation pour les retraites se poursuivra, avec la mise en place de fonds de pension. L'assurance-maladie et l'éducation basculeront progressivement vers le privé. La directive sur le temps de travail s'appliquera. Les conflits commerciaux se multiplieront avec le reste du monde, comme aujourd'hui avec la Chine.

Les délocalisations s'accéléreront et ne concerneront plus seulement les pays les plus développés de l'UE, mais frapperont aussi des pays comme l'Espagne et le Portugal. Elles se feront au "bénéfice" des moins développés, principalement les pays de l'ancienne zone soviétique.

La directive Bolkestein sortira de son placard et s'appliquera sans tarder, démantelant un peu plus encore le droit du travail et aggravant la concurrence entre travailleurs des pays de l'Union. Ce que nous avons observé à propos des immigrés ­ "ils nous prennent notre travail" ­ s'appliquera sans commune mesure à propos des travailleurs roumains, polonais ou lettons. La xénophobie et le racisme feront tache d'huile. Le terreau sur lequel prospèrent le populisme et l'extrême droite sera renforcé de façon inimaginable. Est-ce de l'exagération ? Regardons autour de nous. Dans la plupart des pays de l'Union, des partis populistes et d'extrême droite prolifèrent : Autriche, Pays-Bas, Allemagne, Belgique, France...

Ceux qui soutiennent cette Constitution prennent une responsabilité dont beaucoup n'ont pas conscience. Les dirigeants de l'UE ont fait miroiter aux nouveaux pays entrants qu'ils pourront bénéficier de fonds comme en Espagne, en Grèce et au Portugal. C'est inexact, ils n'auront rien, ou très peu.

Certains l'ont compris. Privés de solidarité, connaissant une situation tragique, ils considèrent n'avoir d'autre recours que de faire valoir leurs "avantages compétitifs" : une main-d'oeuvre ouvrière de qualité, le dumping fiscal et social.

Cette fin programmée de l'Union européenne peut être enrayée. En stoppant cette machine infernale, l'UE pourra repartir sur des bases plus réalistes.


Jacques Nikonoff est économiste, président d'Attac-France.
Article paru dans l'édition du 24.05.05