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Mardi 29 mars 2005

L'Express du 28/03/2005
Xavier Bertrand - Jean-Pierre Chevènement
L'Europe et l'emploi

propos recueillis par Christophe Barbier

Jean-Pierre Chevènement était déjà le champion du non de gauche à Maastricht, en 1992, il publie Pour l'Europe votez non! (Fayard). Xavier Bertrand, alors inconnu, a voté non aussi à l'euro, mais votera oui le 29 mai prochain. Le premier, qui vient de fêter ses 66 ans, a occupé des postes clefs au gouvernement - Industrie, Défense, Education, Intérieur - et pilote toujours, en vue de la présidentielle 2007, le Mouvement républicain et citoyen. Le second, qui vient de fêter ses 40 ans, est l'actuel secrétaire d'Etat à l'Assurance-Maladie et une valeur montante de l'UMP. Tous deux, à Belfort et à Saint-Quentin (Aisne), ont dû faire face à la crise, à la disparition de pans entiers de l'industrie, au chômage de masse dans leur ville. Le mardi 29 mars, à 20 heures, le second recevra le premier dans sa ville de Picardie, pour un débat public et contradictoire sur la Constitution européenne. En «lever de rideau», ils ferraillent dans L'Express: ce traité est-il bon ou mauvais pour l'emploi?

Que faut-il attendre de la Constitution en termes d'emploi?

Xavier Bertrand: Du bien si nous avons une politique volontariste. Elle est un cadre pour déployer une volonté politique. Or, pour la première fois - c'est l'article I.3 - le plein- emploi est un objectif affiché. Depuis 1993, l'Europe, ce sont 2,5 millions d'emplois créés: 500 emplois nouveaux par jour! Enfin, l'élargissement représente pour la France, 5e exportateur mondial, de nouveaux débouchés.

 

«Moins d'Europe ne donnera pas plus de croissance!»
Xavier Bertrand


Jean-Pierre Chevènement:

Cette Constitution fige des règles qui nous handicapent. La libre circulation des marchandises et des capitaux est l'épine dorsale du texte, alors qu'il n'y a plus de tarif extérieur commun, de protection. La parité trop élevée de l'euro avec le dollar asphyxie notre économie, lanterne rouge de la croissance mondiale. Les articles III.151 et III.314 reprennent les objectifs de l'OMC: suppression de toute restriction aux échanges avec les pays tiers. Le III.157 interdit toute mesure qui reviendrait en arrière sur la libéralisation des capitaux. Nous ne pourrons modifier ces règles, surtout à 25 ou à 30 pays. Enfin, les pseudo-constituants n'ont pas vu l'essentiel, ces asymétries fondamentales de l'économie mondialisée: le privilège du dollar donne aux Etats-Unis, qui financent leur relance avec la planche à billets, une croissance supérieure de 50% à la nôtre; la Chine a des salaires 20 fois moindres que la France, le Pakistan 100 fois, la Pologne 10 fois. Dans votre département - l'Aisne - Michelin, Flodor, Pirelli ont délocalisé.

 

 

 

X. B.:

Je ne me résigne pas à la croissance molle, mais moins d'Europe ne donnera pas plus de croissance! Une Europe stable, qui fonctionne, aidera la croissance. Par ailleurs, l'Europe crée des emplois. L'usine La Couronne, qui fabrique des enveloppes, a attiré des investisseurs espagnols. Aidés par l'Union, ils ont préféré le Saint-Quentinois à l'Europe centrale. La cellule de suivi du textile et de ses salariés en difficulté est financée par le Fonds social européen.


J.-P. C.:

Tout de même: 5,5 millions d'emplois dans l'industrie en 1983, moins de 4 millions aujourd'hui. Et, pour le textile, on attend toujours les textes bruxellois censés le protéger. La «Constitution» parle de «plein-emploi»: incantation pieuse, sans mécanismes d'application. Toutes les mesures pratiques concernent la Banque centrale, intouchable, dont la politique asphyxie la croissance et accélère les délocalisations. En vingt ans, les investissements français à l'étranger sont passés de 45 milliards à 442 milliards de dollars. Notre épargne fuit.

 

«Cette Constitution fige des règles qui nous handicapent»
Jean-Pierre Chevènement


X. B.:

La Constitution donne des objectifs, mais c'est à la Commission, au Conseil, au Parlement, «aux politiques», de définir la meilleure stratégie pour l'emploi. Rien dans le texte ne facilite les délocalisations, qui sont dues à la mondialisation et ne sont responsables, sans minorer les drames, que de 5% des destructions d'emploi. Taxe professionnelle spécifique dans les bassins en difficulté et plans de cohésion sociale nous aideront à lutter, mais il faut plus: l'Europe stable est une solution.


J.-P. C.:

Ces objectifs sont verbaux. Il y a dans la Constitution un noyau dur de mesures inspirées par une orthodoxie libérale et monétariste, qui nous interdit toute mesure efficace de protection, comme les tarifs douaniers ou surtout le cours de la monnaie. Nous disputons une course à handicap: cette «Constitution» nous attache aux pieds des boulets!


X. B.:

Les protections monétaires et douanières, ce n'est jamais à sens unique. Cela nous créera d'autres handicaps. L'économie est ouverte…


J.-P. C.:

… sur un monde déséquilibré, avec des salaires très bas en Chine ou ailleurs.


X. B.:

La défensive n'est pas la meilleure posture!


J.-P. C.:

Les Etats-Unis le font bien. En 1999, l'euro valait 0,80 dollar; en 2005, c'est 1,35. Une barrière commerciale de 60% a été dressée: on la sent passer pour les exportations, mais aussi pour les investissements, incités à fuir, y compris les nôtres: Alcatel en Chine, STMicroelectronics en Inde. L'erreur est de vouloir une Constitution à 25. Il fallait réformer la zone euro, en faire un cœur puissant, déduire des déficits les dépenses de recherche pour rattraper notre retard scientifique et technologique sur les Etats-Unis, modifier les statuts de la Banque centrale et permettre l'intervention d'un vrai «gouvernement économique» sur la politique monétaire. Mais cela n'est pas dans votre «Constitution»: rien sur l'Eurogroupe, défini comme un groupe informel sans compétence définie.


La réforme du pacte de stabilité, mercredi 23, est-elle une bonne réponse?

X. B.: Cette réforme pragmatique permet la stabilité et la flexibilité. Il n'y a plus ce carcan rigide.


J.-P. C.:

La limite de 3% du PIB pour le déficit budgétaire reste dans la Constitution.


X. B.:

Mais on passe de un à quatre ans pour revenir dans les clous.


J.-P. C.:

 

 

«1 million d'Européens, c'est un poids politique»
Xavier Bertrand

 

Il faudrait une distinction entre le budget de fonctionnement, à équilibrer, et celui d'investissement, qui peut être en déficit et financé par l'emprunt. Mais voilà: l'Europe ne peut pas emprunter et les grands travaux décidés en 1994 n'ont pas démarré faute de financement, à cause du pacte, qui pèse sur les trois locomotives de la croissance: France, Allemagne, Italie.


X. B.:

Il y a aujourd'hui une lecture plus politique des déficits: notamment pour les dépenses de recherche et d'aide au développement, qui seront défalquées des dépenses. Les vues franco-allemandes ont progressé, c'est un succès pour l'Europe politique.


J.-P. C.:

Cet assouplissement cosmétique est surtout une façon provisoire de répondre à la montée du non en France… Le pacte interdit de relancer l'économie par l'investissement. Quand vous accroissez l'austérité parce que l'économie va mal, vous plongez encore plus.


X. B.:

Entre l'austérité que vous décriez et la politique de la cigale que nous avons connue avant 2002, quand la croissance a été dilapidée, il y a la voie de l'équilibre, empruntée aujourd'hui.


Comment défendre la protection sociale des salariés?

X. B.: La seule façon de lutter contre le dumping fiscal, c'est d'élever le niveau social dans l'Union. La Constitution y aidera.


J.-P. C.:

Impossible! L'article III.210 du traité impose l'unanimité pour toute mesure sociale.


X. B.:

Si vous ne pouvez pas obliger, vous devez donner envie. Envie d'un modèle social tiré vers le haut. Notre système sera préservé si ceux qui n'ont pas notre niveau de protection désirent nous rejoindre.


J.-P. C.:

Quand la Chine est entrée dans l'OMC, nous aurions pu poser des conditions sociales: journée de huit heures, liberté des syndicats, quinze jours de congés annuels, etc. Nous aurions défendu les travailleurs chinois et créé de meilleures conditions pour un échange moins inégal. Mais la libre circulation sans harmonisation sociale, c'est la course au moins-disant social, c'est le Sieg (service d'intérêt économique général), qui est aux services publics ce que le Smic est à un salaire décent.


X. B.:

Pour la première fois dans un texte européen, les services publics sont mentionnés…


J.-P. C.:

Le mot n'y figure pas!


X. B.:

Ne jouez pas sur la sémantique, leur place est citée. Nous pourrons les maintenir.


L'unanimité requise pour le social ne protège-t-elle pas de directives de type Bolkestein?

J.-P. C.: Non, car il y a un principe plus fort: liberté fondamentale d'établissement et de circulation - article I.4. La directive Bolkestein anticipe sur la Constitution, qui la rendrait irréversible puisqu'on ne pourra la modifier. Cette Constitution est une souricière.


X. B.:

Constitution et directive Bolkestein n'ont rien à voir. La seconde ne verra pas le jour. 1. Elle introduit des distorsions de concurrence. 2. Le nivellement par le bas n'est pas acceptable. Il faut faire une lecture politique des textes.

 

 

 

«Les Parlements seront des quémandeurs qu'on éconduit»
Jean-Pierre Chevènement

 

J.-P. C.:

Avec des Lettons qui ont mis leur impôt sur les sociétés à 0%?


X. B.:

On peut agir: cela s'appelle le modèle social européen.


J.-P. C.:

Il n'existe pas, avec l'unanimité.


X. B.:

A force de voir dans les pays voisins de vrais droits sociaux, il y aura pression sur ces gouvernements pour que soient établies des protections, qu'il faudra financer: ce sera la fin du dumping fiscal.


J.-P. C.:

C'est l'inverse qui va advenir, nous ramenant à l'avant-1914, avec de grandes fortunes insolentes et des travailleurs désarmés voyant leurs acquis contestés. La convergence vers le haut est impossible. A Berlin, on embauche déjà des chauffeurs polonais payés 10 fois moins cher, avec des contrats temporaires renouvelés six ou sept fois.


X. B.:

D'où l'intérêt d'avoir plus de garanties en termes de contrats de travail, contre les licenciements abusifs: c'est dans le traité! Donnons envie avec notre modèle social, qui est la deuxième fierté des Français après l'hymne national.


J.-P. C.:

Le 10 mars, les manifestants ont montré cet attachement et le non a progressé dans les sondages.


X. B.:

La Constitution donne aussi aux Parlements nationaux un droit de contrôle accru: sur le social, c'est vital.


J.-P. C.:

C'est une plaisanterie! S'ils sont six au moins, ces Parlements pourront demander qu'on réexamine un texte. La «Constitution» dit que la Commission pourra donner suite ou non, pourvu qu'elle motive sa décision. Les Parlements seront des quémandeurs qu'on éconduit.


X. B.:

C'est faire peu de cas de leur poids politique. Et il y a le droit de pétition accordé aux citoyens.


J.-P. C.:

Pipeau!


X. B.:

Pas pour moi: 1 million de signataires, la Commission ne pourra pas les négliger.


J.-P. C.:

Même traitement que pour les Parlements: il suffira que la Commission motive son refus de donner suite.


X. B.:

1 million d'Européens, c'est un poids politique.


J.-P. C.:

Subterfuge!


X. B.:

Nouveauté! Je crois à la démocratie participative. Je crois à la politique: c'est pourquoi j'ai voté non à Maastricht, à cause de la dérive technocratique, et je voterai oui cette fois, car il y a la place pour la politique.


La Constitution facilite-t-elle les grands programmes politiques entre Etats?

X. B.: Clairement, avec les coopérations renforcées. A nous aussi d'avoir une volonté politique, comme le rapport Beffa le suggère. La collaboration Alstom-Siemens montre que l'on peut alors sauver des emplois.


J.-P. C.:

Airbus, EADS, Eurocopter, Ariane: tout cela s'est fait hors des instances communautaires. Les coopérations renforcées sont impraticables, la Commission ayant un vrai droit de veto. Or il y aura toujours des opposants aux pays qui veulent avancer. Pour Alstom, la Commission a exigé des partenariats privés et que l'Etat se retire après quatre ans: Siemens est aux aguets.


X. B.:

Mais des emplois sont maintenus et nous concurrençons Américains et Asiatiques.


J.-P. C.:

Siemens veut s'approprier les technologies de pointe du TGV et des turbines nucléaires: voilà ce qui l'intéresse dans Alstom.


X. B.:

Des groupes européens d'envergure internationale, cela a de l'allure.


J.-P. C.:

Ne vous fiez pas trop à l'allure. Regardez derrière: le cash de Siemens…


X. B.:

Je ne me fie pas aux apparences, mais au politique, qui peut aider l'emploi, sans que l'Europe soit un obstacle.


J.-P. C.:

La Constitution renforce la Commission, dont l'interventionnisme est au service des lobbys, qui ont quartier libre à Bruxelles.


X. B.:

C'est faux, la Constitution renforce le politique. Si les politiques mouillent leur chemise, cette dérive n'adviendra pas.


J.-P. C.:

Il faudra la mouiller beaucoup…

 

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