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RÉFÉRENDUM Un rejet de la Constitution par les Français, éventualité sur laquelle travaille Bruxelles, pourrait conduire à une Europe à plusieurs vitesses
 

Le «plan B» de Bruxelles si le non gagnait
 

Réunis avant-hier à Luxembourg, les ministres des Affaires étrangères des Vingt-Cinq ont exprimé leurs inquiétudes devant la perspective d'une victoire du non en France. «Ce serait un désastre politique, surtout pour les futurs élargissements», a estimé le ministre slovène. «Cela aura des conséquences pénibles pour la Pologne», a ajouté Marek Belka, le premier ministre polonais. «On aura une crise qui conduira à une Europe à deux ou plusieurs vitesses.» De son côté, le ministre français Michel Barnier a prévenu : «On en restera aux traités actuels. Il n'y aura pas d'autre Constitution, pas d'autres discussions, avant très longtemps.»

Bruxelles : de notre correspondante Alexandrine Bouilhet
[18 avril 2005]

 

A Bruxelles comme à Paris, évoquer l'hypothèse d'un «plan B» en cas de non français relève du sacrilège. «Il n'y a pas de plan B !», assure le ministre français des Affaires étrangères, Michel Barnier. «Aucun plan B ne circule, surtout pas chez nous», répond, en écho, la Commission européenne. Cette réaction est compréhensible. Les partisans du oui craignent de faire grimper le non en donnant crédit à un scénario de substitution. Quand ils parlent des conséquences d'un non, ils annoncent une «crise politique», un «séisme», mais restent flous sur les issues. Mais ce jeu de cache-cache ne saurait durer, ne serait-ce que pour rassurer les marchés financiers, qui détestent l'incertitude.

Certes, le «plan B» au non français n'existe pas sur le papier, pas encore. Mais dans les esprits, il est déjà abouti. Il vient s'ajouter au plan secret concocté par Paris et Berlin en cas de non britannique. Plus récente, la version destinée au possible non français est le fruit d'un travail d'experts mené entre Bruxelles et les capitales depuis dix jours. Il s'appuie sur les compétences des juristes, des diplomates et des chercheurs des «think tanks» bruxellois.

Dans ses grandes lignes, il s'agit d'un scénario technique, en plusieurs étapes, misant sur le temps et les évolutions politiques dans les capitales. «Les solutions légales pour sauver le traité d'un non ne manquent pas, concède un chercheur du Centre européen de sciences politiques (Ceps), mais peu nombreuses sont celles qui s'adaptent politiquement au cas français.» Un exemple : si Bruxelles est passé maître dans l'art de faire revoter les peuples malentendants – elle l'a fait avec les Danois en 1992 et les Irlandais en 2001 –, une telle option, toujours possible en théorie, paraît impensable politiquement avec les Français. «Ils râleraient tellement fort !, confie un haut fonctionnaire de la Commission, et ils auraient raison : ce qu'on a fait avec le Danemark et l'Irlande était limite...»

 

·  Première étape : après le 29 mai, les ratifications continuent. C'est dans la logique du traité constitutionnel, signé par les Vingt-Cinq, à Rome, le 29 octobre 2004. Un traité international est soumis à des règles intangibles. «Les Vingt-Cinq pays de l'Union doivent avoir l'occasion de s'exprimer sur ce texte», insiste le ministre néerlandais des Affaires étrangères, Bernard Bot. Interrompre, ce serait nier les ratifications qui auront précédé le vote français, en Espagne, en Italie et en Allemagne notamment. Le Danemark et les Pays-Bas ont déjà annoncé qu'ils n'annuleraient pas leurs référendums. «La machine à ratifier ne s'arrêterait pas si la France disait non. Ce serait impossible», assure-t-on à la Commission. Jacques Chirac l'a reconnu jeudi soir sur TF 1. Le scénario de la poursuite des ratifications aura le mérite de relâcher la pression sur la France. Par effet de domino, ou par euroscepticisme, d'autres pays pourraient dire non, notamment les Pays-Bas le 1er juin, la Pologne le 25 septembre, et le Danemark le 27 septembre. Pendant ce temps, le traité de Nice continuerait à s'appliquer et il n'y aurait aucune crise institutionnelle à Bruxelles. «C'est en France qu'il y aura une crise. Pas à Bruxelles», assure-t-on dans la capitale européenne.

 

·  Deuxième étape : le Conseil européen fait le bilan politique, dès 2005, puis en 2006. Cette étape de bon sens est prévue par le traité lui-même, les dirigeants européens ayant prévu, avant de signer, l'hypothèse d'un ou plusieurs non. Il s'agit de la déclaration n° 30, annexée au traité. «Si, à l'issue d'un délai de deux ans à compter de la signature du traité établissant une Constitution pour l'Europe, les quatre cinquièmes des Etats membres ont ratifié ledit traité, et qu'un ou plusieurs Etats membres ont rencontré des difficultés pour procéder à ladite ratification, le Conseil européen se saisit de la question.»

Chaque Conseil européen, notamment celui du 16 juin prochain, permettra de faire le bilan. Si la France et les Pays-Bas, deux pays fondateurs, disent non, le prochain sommet européen sera évidemment consacré à la question. Toute interruption du processus de ratification, à ce stade, nécessiterait un accord unanime des Vingt-Cinq, ce qui semble improbable, même si Tony Blair pourrait être tenté de dire : «J'annule mon référendum.» «Cette étape cruciale, purement politique, doit permettre de dédramatiser la non-ratification éventuelle du traité, et déjà d'ouvrir d'autres pistes pour montrer que l'intégration européenne, même ralentie, continue», explique un diplomate allemand.

 

·  Troisième étape : le traité est dépecé. Il entre en vigueur par morceaux. Suivant le nombre de non enregistrés en fin de course, la Constitution est soit enterrée, soit renégociée en partie. Dans les deux cas, une nouvelle négociation politique s'engage. Mais sur des bases entièrement nouvelles. Si le rejet n'est pas trop massif, il est possible d'établir un «traité bis», allégé de la partie III, par exemple, concentré uniquement sur les institutions. Si plusieurs grands pays votent non, la France, la Pologne et la Grande-Bretagne, par exemple, le traité est mort politiquement mais il peut être ressuscité en partie. Il suffira de sélectionner ses innovations les plus consensuelles et de les introduire par accord intergouvernemental ou interinstitutionnel (Conseil, Commission, Parlement), ou encore par un petit traité d'une page ratifié par les parlements.

Plusieurs innovations sont techniquement «récupé rables» : la présidence stable du Conseil, le ministre des Affaires étrangères de l'Union, le service diplomatique commun, l'Europe de la défense, la suppression des droits de veto dans certains domaines, le droit de regard des parlements nationaux. Cette «récupération» du traité par morceaux peut se faire à l'unanimité dans certains cas (les plus consensuels) ou par petits groupes de pays, qui piocheraient, dans le traité ou en dehors, ce qui les intéresserait. Ce serait la consécration de l'Europe à plusieurs vitesses, dans laquelle la France et l'Allemagne ne joueraient plus de rôle moteur.