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«QUELLE EUROPE VOULONS-NOUS ?» Une série du «Figaro»
L'ambition de peser dans le monde
Après les articles de Denis MacShane, Alain Lamassoure, Max Gallo, Alain Touraine, Jacques Barrot et Rémi Brague, Le Figaro poursuit la publication de sa série européenne avec les analyses de l'ancien premier ministre Laurent Fabius.

PAR LAURENT FABIUS *
[07 mars 2005]

Homme de gauche, je suis un fervent partisan de l'Europe, notamment parce que j'ai toujours pensé que la solidarité vaut mieux que le laisser-faire et que le repli sur soi. Mais, précisément parce que j'espère en l'Europe, je suis un Européen exigeant.

Cette construction européenne, à laquelle, avec beaucoup d'autres, j'ai toujours apporté ma pierre, nous a permis dans le passé de grands progrès. Désormais, elle fait face à trois défis majeurs : le défi du nombre à travers l'élargissement ; celui de la puissance, en particulier sur les plans économique, scientifique et militaire ; enfin le défi de la solidarité entre pays, régions et citoyens. Or je crains que ce qui nous est proposé aujourd'hui ne permette pas de relever ces défis.

L'Europe dont nous avons besoin doit être puissante et solidaire, dotée d'une stratégie économique orientée vers le savoir, l'emploi et la croissance, et d'une organisation politique qui lui permette de peser sur les affaires du monde. Qui peut contester, à l'heure de la globalisation, de l'hyperpuissance américaine et de l'émergence de la Chine et de l'Inde, que l'intégration soit la voie nécessaire pour l'Europe ? Naturellement, l'Europe qui se construira sera un compromis. Mais, comme nous le rappelle l'actualité, notre ambition d'une Europe puissante et solidaire est l'oubliée de l'Europe présente, qui risque de dériver de plus en plus vers un grand marché ouvert à tous les vents et politiquement dilué.

La Commission Barroso témoigne de cette évolution. La Commissaire polonaise en charge de la Politique régionale déclarait récemment vouloir «faciliter les délocalisations au sein de l'Europe». Avec la fameuse directive Bolkenstein sur les services, c'est une harmonisation par le bas des législations sur le travail qui s'annonce, même si elle est différée pour cause de référendum. Les exemples abondent.

Dans le même temps, le nécessaire n'est manifestement pas fait pour relancer l'économie européenne. L'euro cher handicape nos pays et leur a fait perdre en un an jusqu'à un demi-point de croissance. Les institutions européennes renoncent à intervenir. Au point que certains comparent le rôle économique de l'Union à celui de l'OCDE, forum utile de concertation et d'expertise mais sans vraie capacité d'action. La France industrielle s'inquiète légitimement de cette passivité. La France paysanne redoute l'avenir de la PAC. La France scientifique sait qu'il faudrait multiplier l'effort.

Et voici que, dans ce contexte, le gouvernement français et certains de ses partenaires proposent de limiter le budget de l'Union à 1% du PIB européen, alors même que l'Europe, à condition de disposer des financements nécessaires, constitue précisément le bon niveau pour agir dans des secteurs aussi essentiels que les infrastructures, la stratégie industrielle, la recherche, l'innovation ou l'environnement.

Certes, il ne s'agit pas de faire de l'Europe un «jardin à la française», mais si la France ne propose pas un projet européen ambitieux, qui le fera ? J'ai tiré la sonnette d'alarme dès 1996, lorsque Jacques Chirac a accéléré le grand élargissement à l'Est sans le négocier suffisamment ni l'accompagner de l'approfondissement indispensable. Aujourd'hui, avec l'extension à la Turquie, il recommence, comme si aucune leçon n'avait été tirée de cette fuite en avant. Derrière quelques avancées démocratiques et formules symboliques, le projet de Constitution entérine les dérives existantes.

Il faut changer de méthode. A vingt-cinq et plus, en suivant une démarche uniforme, nous ne pourrons pas bâtir une Europe à la hauteur de ces défis. Le risque est de nous conduire à une Europe minimale et finalement faible. La bonne approche consiste plutôt à construire des coopérations étroites avec nos partenaires qui y sont prêts. Il faut retrouver l'esprit de Jean Monnet, l'esprit des «solidarités concrètes».

C'est ce que j'appelle l'Europe des trois cercles. Un premier cercle, autour de la France et de l'Allemagne, peut avancer vite : gouvernance économique unifiée, harmonisation sociale et fiscale par le haut, armée européenne. C'est possible avec nos partenaires les plus proches, Espagne, Belgique, Italie, etc. L'Union actuelle formera le deuxième cercle, pour progresser peu à peu sur la voie de l'intégration économique, politique et sociale. Enfin, un troisième cercle associera la périphérie de l'Europe, y compris la Turquie, dans un partenariat pour la paix, la démocratie et le développement, sans tout confondre. Démarche à la fois ambitieuse et réaliste, interdite par les termes du projet de Constitution.

Personne ne prétend qu'une telle relance sera simple. Mais l'Europe s'est toujours renforcée à partir de ses difficultés, car ce sont elles qui imposent de rechercher des solutions novatrices. Je regrette que trop de responsables l'oublient et prennent prétexte de telle ou telle difficulté possible pour se satisfaire d'un compromis insuffisant. Il n'y a pas de plus mauvais service à rendre à l'ambition européenne que de croire qu'il s'agit d'un mouvement inévitable, et qu'il suffit de le laisser se développer comme par inertie.

Après l'espace de paix et le grand marché désormais unifiés à l'échelle du continent, nous devons construire une Europe puissante et solidaire. Nous devons faire le choix de l'ambition. Pour peser dans le monde. Pour répondre aux aspirations des peuples, des régions et des citoyens européens. Le débat n'est évidemment pas, comme certains voudraient nous le faire croire, pour ou contre l'Europe, ou pour ou contre la paix. Nous sommes tous pour l'Europe et pour la paix ! Le débat est «quelle Europe voulons-nous ?» Ma réponse est claire : nous devons choisir puissance et solidarité plutôt que la dilution et la régression entraînées par les choix actuels. Ce qui nécessite un texte constitutionnel qui soit débarrassé des trois cents et quelques articles de sa troisième partie-carcan et qui facilite les coopérations renforcées.

* Ancien premier ministre.