Point de vue LE MONDE 13.05.05 |
Renégocier le traité, sinon l'Europe va dans le mur
La Roumanie va adhérer à l'Union. Pour fêter ça, le site des
ambassades de Roumanie nous apprend que "le gouvernement vient de prendre des
mesures d'allégement fiscal à effet immédiat. L'ordonnance d'urgence prévoit la
baisse de l'impôt sur les sociétés de 25 % à 16 %". Comme les voisins baissent
leur impôt sur les bénéfices, l'Allemagne fait pareil : l'impôt va passer de
38,3 % à 32 %. En quinze ans, le taux moyen d'impôt sur les bénéfices a déjà
baissé d'un tiers en Europe. Pour la France, en 2005, c'est un manque à gagner
de 17 milliards (l'équivalent du déficit de la Sécurité sociale plus deux fois
le budget du CNRS...). Et le mouvement va s'accélérant.
Jamais les bénéfices n'ont été aussi importants, mais jamais on n'a autant
baissé l'impôt sur les bénéfices ! Comment nos Etats surendettés vont-ils
financer la recherche, l'éducation, les retraites ou la santé, si l'on continue
ce moins-disant fiscal ? La seule fois dans l'Histoire où l'on a observé une
telle course au moins-disant fiscal entre Etats voisins, ce fut aux Etats-Unis,
dans les années 1920. Ce fut une des causes de la crise de 1929. A sa suite, le
système fiscal américain a été profondément transformé : pour limiter fortement
le dumping entre Etats, 60 % des impôts et taxes sont prélevés au niveau fédéral
et sont donc les mêmes sur tout le territoire.
Hélas, la Constitution européenne nous interdit de créer un impôt européen et
empêche tout mouvement d'harmonisation. Pendant quarante ans, l'Europe a été un
espace de coopération. Depuis quelques années, la concurrence de tous contre
tous devient la règle. Schuman et Monnet doivent se retourner dans leur tombe.
Dans son dernier livre (La Politique de l'impuissance, éd. Arléa), Jean-Paul
Fitoussi stigmatise cette Constitution qui ferait de l'Europe le seul ensemble
de la planète dans lequel "les instruments traditionnels de gestion
macro-économique sont soit inexistants soit empêchés" . Absence d'impôt
européen, totale irresponsabilité de la Banque centrale, interdiction de faire
appel à l'emprunt : on s'interdit volontairement d'agir sur trois leviers
fondamentaux. "Les ajustements des économies nationales ne peuvent se faire que
par des variations de coûts relatifs. Moins-disant social et moins-disant
fiscal, c'est la seule dynamique que peuvent contrôler les gouvernements
nationaux. (...) En réduisant les recettes de l'Etat, cette stratégie de
moins-disant amoindrit leur capacité à fournir les biens publics essentiels :
santé, éducation, recherche, infrastructures, cohésion nationale. (...) C'est
une stratégie perdante qui réduit le potentiel de croissance des nations" ,
conclut M. Fitoussi.
Plus grave, alors qu'un nombre croissant d'économistes pense que nous allons
vers une très grave crise économique, M. Fitoussi montre comment, avec ce
traité, "l'Europe se prive de tout moyen de réagir en cas de chocs externes" .
La dette totale américaine (publique et surtout privée) représentait 140 % du
PIB quand éclata la crise de 1929. Elle en représente aujourd'hui 210 % ! "Le
dollar est assis sur une bombe atomique" , affirme Daniel Cohen (professeur à l'Ecole
normale supérieure).
"La dette risque de déboucher sur une hausse des taux d'intérêt et,
potentiellement, une récession globale" , s'inquiète pour sa part Ken Rogoff,
ancien chef économiste du FMI. Et pour Patrick Artus, directeur des études à la
Caisse des dépôts-Ixis, la consommation d'énergie et de matières premières de la
Chine va amener à une telle hausse des prix qu'il émet l'hypothèse (étude du 4
avril) de "la fin de la croissance mondiale au début de la prochaine décennie" .
"Bombe atomique", "récession globale", "fin de la croissance mondiale"... Il
faudrait sonner le tocsin. Vérifier que tous les instruments de régulation sont
disponibles et bien coordonnés. Convoquer un nouveau Bretton Woods. Il faudrait
créer un impôt européen sur les bénéfices (ou une écotaxe) pour tripler l'effort
de recherche (en matière énergétique en particulier) et financer un plan
d'action divisant par deux notre consommation d'énergie d'ici à 2010. Il
faudrait donner à la Banque centrale européenne un objectif de croissance (comme
la Réserve fédérale). Construire, au niveau européen, un nouveau contrat social
qui assure un partage de la valeur ajoutée plus juste et plus favorable à la
consommation et à la croissance...
Au lieu de cela, on endort le citoyen : "Inutile de lire le titre III, ce sont
des textes qui datent de très longtemps" , nous dit-on. C'est bien ça le
problème : ce sont des textes qui datent de vingt ou trente ans ; et en vingt
ans, le monde a complètement changé ! De plus, plusieurs articles ont été
réécrits, et le plus souvent dans un sens opposé à l'intérêt général. Ils ont
des yeux et ne voient pas, des oreilles et ils n'entendent pas... L'Histoire
sera sans doute sévère avec ceux qui ont rédigé ce traité. Le libéralisme des
uns et la paresse intellectuelle des autres nous amènent dans le mur.
Malgré toutes les déceptions, l'Europe est et reste notre avenir. Des millions
d'hommes et de femmes se sont battus pour la démocratie et pour le progrès
social au niveau national. Pour protéger notre modèle social, pour rééquilibrer
les relations Nord-Sud, pour peser sur la marche du monde, il faut continuer ce
combat au niveau européen. Refuser le compromis de Bruxelles et exiger de
nouvelles négociations pour une vraie Constitution - à partir des propositions
faites par Joschka Fischer en mai 2000 et renouvelées en février 2004 - et
pour un vrai traité social.
Il y a un an, notre proposition de traité de l'Europe sociale (5 critères de
convergence et 7 articles pour réorienter les politiques) était soutenue par
Jacques Delors, Bronislaw Geremek, Michel Rocard, Stéphane Hessel, Elio di Rupo,
Antonio Guterres, Pierro Fassino, Enrique Baron Crespo, Robert Goebbels,
Jean-Jacques Viseur et plus de 200 parlementaires de 9 pays de l'Union. Pourquoi
ne serait-elle plus d'actualité ?
En juin 2001, quand le peuple irlandais a refusé de ratifier le traité de Nice,
il n'a provoqué aucune catastrophe. Mais ce non massif, venant d'un peuple très
européen, a poussé les chefs d'Etat à ouvrir une nouvelle négociation, six mois
plus tard, au sommet de Laeken. Que se passerait-il si, le 29 mai, les Français
votaient non ? Le vice-président italien de la Commission européenne, Franco
Frattini, vient de répondre à cette question : "Si la France, pays fondateur,
vote non, cela démontrera qu'il y a un déficit de légitimité populaire en
Europe. Il faudra rouvrir le débat, bien plus largement. Il faudra se demander
quelle Europe voulons-nous ? Juste un marché unique ou autre chose ?" (Le Figaro
du 27 avril).
Partout les esprits évoluent : il y a 18 mois, la directive Bolkestein était
acceptée par l'unanimité des commissaires. Elle est contestée aujourd'hui dans
un nombre croissant d'Etats. De même, il y a un an, quand certains d'entre nous
réfléchissions à des règles du jeu communes en matière de salaire minimum, tous
les observateurs ricanaient : "Les Allemands n'en veulent pas !" C'était vrai il
y a un an. Mais Gerhard Schröder vient d'annoncer qu'il déposera un projet de
loi pour créer un smic avant la fin mai ! Les dégâts du libéralisme sont tels
que partout les esprits évoluent. Plutôt que de constitutionnaliser des règles
du jeu qui nous mènent dans le mur, il faut d'urgence ouvrir une nouvelle
négociation avec ceux qui le veulent.
Jean-Maurice Dehousse est ancien ministre-président socialiste de la Wallonie.
Oskar Lafontaine est ancien ministre des finances social-démocrate allemand.
Pierre Larrouturou est porte-parole de l'Union pour l'Europe sociale.
Cesare Salvi est vice-président démocrate de gauche du Sénat italien.