Aveuglement
LE MONDE | 14.05.05 | 13h36 • Mis à jour le 14.05.05 | 13h48
Suivant les avis les plus autorisés, à gauche comme à droite, le projet de
Constitution, s'il était adopté, représenterait un rempart majeur contre "les
excès du libéralisme" . Une confusion essentielle résulte ici de la
signification attribuée au mot libéralisme. En fait, la doctrine libérale est
une doctrine politique destinée à assurer les conditions, pour vivre ensemble,
des ressortissants d'une collectivité donnée. Mais, dans les discussions
actuelles, le "libéralisme" correspond à ce qu'il conviendrait plutôt d'appeler
la "chienlit laisser-fairiste" . Il convient donc de mettre entre guillemets le
mot "libéralisme" , tel qu'il est utilisé actuellement par les principaux partis
politiques.
Je me bornerai ici à deux exemples particulièrement significatifs, parmi une
multitude d'autres. Le 24 mars, Jack Lang a présenté sur RTL un exposé passionné
soutenant que la seule protection contre "les excès du libéralisme" était
l'adoption du projet actuel de Constitution. Le même jour, la presse faisait
état de la "charge de Jacques Chirac contre l'Europe libérale" , en s'appuyant
précisément sur la protection qui serait assurée par le projet de Constitution
contre les excès de l'"Europe libérale" .
En réalité, il y a là une erreur fondamentale. En fait, l'article III-314 du
projet de Constitution stipule : "Par l'établissement d'une union douanière,
conformément à l'article III-151, l'Union contribue, dans l'intérêt commun, au
développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des
restrictions et aux investissements étrangers directs, ainsi qu'à la réduction
des barrières douanières et autres." Il résulte de cet article que non seulement
la Constitution envisagée ne protège en aucune façon contre les excès du
"libéralisme" , mais au contraire que la Constitution projetée institutionnalise
la suppression de toute protection des économies nationales de l'UE.
L'article III-314 du projet de Constitution ne fait que reproduire les
dispositions de l'article 131 du traité de Rome du 25 mars 1957. Article 110 :
"En établissant une union douanière entre eux, les Etats membres entendent
contribuer conformément à l'intérêt commun au développement harmonieux du
commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges
internationaux et à la réduction des barrières douanières."
Il est simplement ajouté, dans l'article III-314 du projet, "la suppression
progressive des restrictions aux investissements étrangers directs" . En
réalité, comme je l'ai démontré dans mon ouvrage de 1999 La Mondialisation. La
destruction des emplois et de la croissance. L'évidence empirique -éd. Clément
Juglar, 1999-, l'application inconsidérée, à partir de 1974, de cet article 110
du traité de Rome a conduit à un chômage massif sans aucun précédent et à la
destruction progressive de l'industrie et de l'agriculture.
De là il résulte que l'argument présenté de toutes parts par les partisans du
oui à droite et à gauche de la protection que donnerait le projet de
Constitution à l'encontre des excès du "libéralisme" est dénué de toute
justification réelle.Non seulement les partisans du oui trompent ceux qui les
suivent, mais ils se trompent eux-mêmes.
On constate ici à nouveau la justesse de l'adage antique : "Celui qui se trompe
se trompe deux fois. Il se trompe parce qu'il se trompe et il se trompe parce
qu'il ne sait pas qu'il se trompe" et la profonde vérité de l'affirmation de
Rabelais : "Ignorance est mère de tous les maux."
Pour être justifié, l'article III-314 du projet de Constitution devrait être
remplacé par l'article suivant : "Pour préserver le développement harmonieux du
commerce mondial, une protection communautaire raisonnable doit être assurée à
l'encontre des importations des pays tiers dont les niveaux des salaires au
cours des changes s'établissent à des niveaux incompatibles avec une suppression
de toute protection douanière."
Maurice Allais, est Prix Nobel d'économie.
Article paru dans l'édition du 15.05.05