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CINQ FOIS NON !

par Anne-Marie LE POURHIET, professeur de droit public

 
Jean-Pierre Raffarin a exposé dans Le Monde du 5 mars 2005 ses cinq raisons peu convaincantes de voter " oui " à la Constitution européenne.
Il y a sans doute une bonne centaine de raisons de voter " non " qu’il est cependant possible de regrouper en cinq points essentiels. Il s’agit de dire " non " à l’établissement même d’une constitution (1), " non " à la post-démocratie (2), " non " à l’asphyxie des Etats et des citoyens (3), " non " à la régression culturelle (4), et " non " à une conception pervertie des droits de l’homme (5)
 
 
1) " Non " à l’établissement d’une constitution
Le terme de constitution désigne traditionnellement, en droit public, le statut d’un Etat et il est évident que le choix de ce terme comme celui de " convention " ou encore le changement de dénomination des actes européens (loi et loi-cadre au lieu de règlement et directive) ne sont pas innocents. Il s’agit évidemment de se diriger vers une structure étatique fédérale sans toutefois oser prononcer encore ouvertement ce dernier mot (l’expression " mode fédéral " inscrite dans le texte initial de la convention Giscard a été discrètement remplacée par celle de " mode communautaire ").
 
Le but est de conjurer le spectre de l’inefficacité générée par des élargissements inconsidérés en instaurant un fédéralisme contraignant de nature à faire taire la diversité et à bâillonner la liberté des Etats au risque de désincarner et de dépolitiser définitivement l’espace européen. Plus on élargit plus il faut confisquer de souveraineté, telle est l’infernale spirale dans laquelle nous enferme cette dynamique
 
Or, on ne peut pas faire une Europe politique à 25 et plus, il faut arrêter de rêver, l’hétérogénéité est devenue telle qu’il convient d’abandonner clairement la chimère d’une union politique, donc d’une fédération, donc d’une constitution. Un traité confédéral et une zone de libre échange, complétés par des accords bi- ou multilatéraux privilégiés, constituent le maximum que l’on puisse atteindre dans ensemble aussi peu homogène. Le mirage d’une Europe politique est le propre de penseurs irréalistes, atteints du syndrome de Peter Pan, qui rêvent du " pays de Jamais Jamais " dans une totale irresponsabilité. Le seul mot que répètent ces eurobéats infantiles, exactement comme Peter Pan, c’est " l’aventure ". Ceux-là sont vraiment l’illustration contemporaine de la moquerie du général de Gaulle : ils en sont encore à crier l’Europe, l’Europe en sautant comme des cabris et en refusant de voir la réalité en face, tout simplement. Le " cercle de la raison ", selon l’expression d’Alain Minc, se trouve précisément du côté du " non " à une démarche fédéraliste utopique et à une aventure éminemment dangereuse.
 
Il est stupéfiant qu’aucun des promoteurs de cette constitution ne soit capable de définir juridiquement et territorialement l’Europe et de dire exactement aux citoyens ce qu’ils veulent en faire. On répète les termes " Europe ", " européen " ou " aventure européenne " sans en recenser et analyser les éléments constitutifs de telle sorte que le discours tourne à vide. On prétend vouloir doter d’une constitution une entité qu’on ne sait pas définir, cela n’a tout simplement pas de sens. Tout se passe comme si l’on demandait à des passagers de monter dans un paquebot les yeux bandés, sans avoir le droit de demander quelle direction il prend, combien de chaloupes de sécurité il possède, combien d’escales il fera et qui montera à bord à chaque escale. Montez, vous verrez plus tard à quoi ressemble l’embarcation !
 
La prétendue indépendance de la question turque par rapport à la constitution est une escroquerie intellectuelle. Pour approuver une " Constitution " il faut bien savoir ce que nous " constituons " exactement par ce texte et donc définir préalablement le substrat européen, on ne " constitue " pas le néant !
 
Dès lors donc que la Constitution officialise le choix de l’option fédéraliste il est du devoir de tous ceux qui s’opposent à celle-ci de voter " non " et nul ne saurait prétendre que ce rejet est irrationnel, il est, au contraire, parfaitement lucide et réaliste.
 
 
2) " Non " à la post-démocratie
 
Tout, dans la lettre, l’esprit et l’élaboration de ce texte ainsi que dans les arguments utilisés en sa faveur, traduit l’abandon de la conviction démocratique. La démocratie et l’Etat de droit, pourtant rangés parmi les " valeurs " de l’Union, sont en réalité piétinés et méprisés par les artisans et les partisans de cette constitution.
 
- Au niveau de l’élaboration certains n’ont cessé de se vanter ouvertement d’avoir " arraché " cette constitution à des gouvernements qui n’en voulaient pas. Effectivement, issue d’une proposition de résolution de l’eurodéputé Olivier Duhamel qui ne se cache pas d’avoir milité activement en sa faveur, l’idée de constitution européenne était loin de susciter initialement l’adhésion des instances démocratiques nationales. La déclaration de Laeken confiait simplement à un organe purement consultatif le soin de répondre à un certain nombre de questions parmi lesquelles la rédaction éventuelle d’une constitution n’était qu’une hypothèse. C’est par un détournement de pouvoir, que certains conventionnels eux-mêmes ont qualifié de " coup d’Etat ", que cet organe consultatif s’est auto-proclamé " convention " et mué en " proto-constituante ", selon l’expression d’Olivier Duhamel. Le préambule de la constitution n’hésite cependant pas à affirmer que la convention a élaboré le texte " au nom des citoyennes et des citoyens ". Quelle imposture !
 
Mais cette usurpation de légitimité n’est pas la première. Déjà, l’organe initié par les sommets de Cologne et de Tampere, en 1999, pour rédiger la Charte des droits fondamentaux s’était aussi auto-proclamé " convention ", pour s’attribuer le prestige des assemblées américaines élues par le peuple pour adopter ou amender la constitution. Cette première convention (dite Herzog, du nom de son président) s’était déjà ouvertement vantée de son " petit coup d’Etat " consistant à consacrer des droits qui n’étaient pas prévus dans son mandat et s’émerveillait publiquement de ce que des groupes de pression (inconnus de tous et mandatés par personne) aient " amendé " le texte. Cette participation de la " société civile " (notamment dans des forums Internet…) étant présentée comme un témoignage de transparence et de démocratie ! (voir l’ouvrage rédigé par le délégué français à la convention Herzog, M. Guy Braibant : La Charte européenne des droits fondamentaux de l’Union européenne, Le Seuil, 2001).
 
La politique du fait accompli a toujours été une tendance forte de l’Europe communautaire mais elle atteint ici son apogée. Le plus spectaculaire mépris des règles élémentaires de la démocratie et de l’Etat de droit se trouve dans le traitement réservé à la question de la valeur contraignante de la Charte des droits fondamentaux. Guy Braibant n’hésitait pas à écrire en 2001 qu’il y avait trois façons de faire acquérir une valeur juridique à ce texte : - la voie diplomatique, par la décision de l’intégrer dans un traité – la voie constitutionnelle aboutissant à une révision en profondeur, comportant l’adoption d’une constitution européenne, dont la charte serait le préambule, et qui serait préparée, éventuellement, par une nouvelle convention – la voie jurisprudentielle, par une accumulation de références à la Charte dans les arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Ainsi donc un juriste français (dont on constate qu’il fait, lui, parfaitement la distinction entre un traité et une constitution) propose que de simples juges reconnaissent une valeur juridique à un texte qui n’aurait pas été ratifié par les Etats membres ! C’est du pur coup d’Etat des juges, une monstruosité juridique et démocratique, mais cela se défend cependant sous couvert des " valeurs " de la démocratie et de l’Etat de droit. Effectivement, le tribunal et la Cour des communautés européennes (Broadcasting, Entertainement, Cinematographic and Theatre Union, 2001, conclusions de l’avocat général Tizzano) et même la Cour européenne des droits de l’homme (C. Goodwin c/ Royaume Uni, 11 juillet 2002), qui n’a pourtant rien à faire de ce texte qui ne relève pas de sa juridiction, se sont effectivement permis de faire application d’une Charte non ratifiée. Il est aussi tout à fait remarquable que le texte de la Charte renvoie autoritairement son interprétation aux " explications établies sous l’autorité du praesidium de la Convention qui a élaboré la Charte et mises à jour sous la responsabilité du praesidium de la Convention européenne " ! C'est-à-dire que le sens d’un texte soumis à des ratifications populaires et parlementaires n’est pas à rechercher dans la lettre de ce texte, telle qu’elle est démocratiquement ratifiée, mais dans les explications impératives d’un organe confidentiel non élu qui en a dirigé la rédaction. On ne saurait imaginer de disposition juridique plus réactionnaire (au sens habituel de contre-révolutionnaire) mais il est vrai que le terme même de praesidium laisse songeur quant à son inspiration.
 
On apprend de nouveau aujourd’hui qu’une agitation diplomatique fébrile sévit à Bruxelles pour la mise en place du ministre européen des affaires étrangères dont on admet que si elle est " juridiquement " subordonnée à la ratification du traité constitutionnel, " en coulisses, les juristes de Bruxelles planchent très sérieusement " sur un " gymkhana " juridique permettant de se passer d’une ratification effective ! (Le Figaro, 20 mars 2005)
 
Le plus remarquable est que cette dérive anti-démocratique est parfaitement revendiquée et assumée par les eurocrates et les juges qui considèrent désormais comme " normal " que le droit se construise " tout seul " en dehors de et même contre les procédures légales et démocratiques jugées encombrantes et inutiles.
 
- Il s’en est effectivement fallu de peu pour que la ratification de la constitution européenne ne soit pas soumise au peuple français. On se souvient de la grimace de nos dirigeants à l’annonce du référendum anglais qui allait les contraindre à emprunter la même voie. Non contents d’avoir élargi l’Europe de 15 à 25 Etats, de plus en plus hétérogènes, sans se soucier de l’assentiment populaire, ils n’auraient pas hésité à faire de même pour en changer la nature en la dotant d’une constitution.
 
- La tournure prise par la campagne référendaire et les arguments utilisés par le gouvernement et les partisans du " oui " en dit également long sur le mépris de la démocratie et de l’Etat de droit. On s’interroge sur l’ " erreur " que constitue le recours au référendum; on se plaît à dire qu’il faut " expliquer " une constitution que les citoyens sont donc supposés ne pas savoir lire et comprendre par eux-mêmes; on fait annuler des émissions de télévision jugées nocives pour le " oui " ; on laisse participer activement à la campagne un membre du Conseil constitutionnel auquel son statut interdit pourtant catégoriquement toute prise de position publique sur la question; on ignore délibérément les recommandations du président du Conseil constitutionnel sur la nécessaire " neutralité de l’information diffusée par les pouvoirs publics " (lettre de Pierre Mazeaud à Michel Barnier en date du 22 novembre 2004, rendue publique le 8 décembre) ; enfin, à l’instar de ce qui s’était déjà passé lors des référendums aux Antilles en décembre 2003, on met en place une novlangue officielle destinée à tromper le peuple allant jusqu’à préconiser de dire plutôt " traité constitutionnel " que " constitution " ou de prononcer " Bolkestein " à la néerlandaise plutôt qu’à l’allemande ! Le moins qu’on puisse dire est que " la clarté et la loyauté de la consultation ", que le Conseil constitutionnel est en principe chargé de contrôler, laissent à désirer.
 
- Tout cet esprit post-démocratique se retrouve évidemment dans le texte de la constitution elle-même qui, loin de résorber le déficit démocratique, comme l’avait annoncé la déclaration de Laeken, l’enkyste au contraire en le " constituant ". On ne reviendra pas sur le statut totalement ambigu de la commission, qui monopolise l’initiative de la politique européenne mais dont on célèbre l’indépendance tout en la disant responsable devant le parlement européen ! Il faut insister, en revanche, sur l’opposition explicitement faite par le texte entre les " principes " de démocratie représentative et de " démocratie participative ". Cette dernière, définie comme un " dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile " ne vise en réalité qu’à institutionnaliser le lobbying dont on sait qu’il est déjà le vecteur privilégié de la " gouvernance " européenne. Cette constitutionnalisation du rôle des groupes de pression et des intérêts minoritaires, accompagnée d’une volonté de substituer progressivement une société civile éclatée aux peuples d’Europe, est sans doute le symptôme le plus éclatant de cette constitution postmoderne.
 
L’écriture confuse et contradictoire du texte constitutionnel ainsi que la terminologie vague et équivoque utilisée dans tous les aspects constituent également un appel ouvert au gouvernement des juges européens qui auront à interpréter toutes ces dispositions.
 
La prétendue " démocratie directe " que permettrait la possible pétition d’un million de citoyens européens est également une tromperie. Une pétition simple adressée à un organe constitué qui apprécie discrétionnairement l’opportunité d’y donner suite ou pas, ne relève nullement de la démocratie directe. Celle-ci n’existe que lorsque la pétition initiée par une minorité de citoyens est soumise à l’approbation de la majorité d’entre eux par la voie d’un référendum. Tel est le cas, notamment, dans de nombreux Etats fédérés américains qui pratiquent le référendum d’initiative populaire. Mais ce n’est pas du tout l’hypothèse envisagée par l’article 47 du traité qui ne fait qu’officialiser une pratique banale de pétition et de lobbying qui n’a nullement besoin d’un texte pour s’exercer. On sait déjà fort bien que la commission et les parlementaires européens sont inondés de courriers électroniques et pressions en faveur d’intérêts de toutes sortes. Lesdits " citoyens " sont généralement planteurs de bananes ou de choux-fleurs, éleveurs de porcs, partisans de l’euthanasie, défenseurs des crapauds, adversaires de la chasse, féministes, homosexuels, transsexuels, etc… rien de très nouveau dans cette prétendue " démocratie " qui révèle davantage la " tyrannie des minorités " que le gouvernement de la majorité.
 
Quand au progrès démocratique que constituerait la généralisation de la co-décision associant le parlement européen au conseil dans la procédure normative, il supposerait que l’on soit bien certain de détenir, à travers le parlement européen, une assemblée réellement représentative et de qualité. Or, il est inutile de s’appesantir, là encore, sur le déficit représentatif du parlement de Strasbourg et les dysfonctionnements majeurs de cette institution. Les rapports et témoignages ne manquent pas sur l’absentéisme qui ne profite depuis toujours qu’aux verts et aux libertaires, sur la difficulté de suivre correctement un débat se déroulant dans une multiplicité de langues nécessitant de nombreux interprètes différents, sur la propension du parlement à voter des résolutions fantaisistes sur des sujets hors compétence de l’Union, sans compter les récits cocasses décrivant des " députées vertes allemandes " allaitant leur nourrisson dans l’hémicycle ou racontant (sous le regard ému de Daniel Cohn-Bendit) les douleurs éprouvées lors de … leur première relation sexuelle !
 
L’épisode fameux de l’audition par le parlement européen de candidats pressentis pour la commission, se transformant en véritable inquisition maccarthyste sur leur religion ou leur appartenance à la franc-maçonnerie, en dit long sur l’" éthique " des eurodéputés et leur conception de la liberté de conscience, de la tolérance et de la diversité culturelle qu’on se propose cependant de graver dans la constitution.
 
L’abstentionnisme massif aux élections européennes, le système des listes bloquées, l’habitude partisane d’y placer les recalés du suffrage national et la réduction substantielle des sièges français aggravent encore une situation d’autant plus préoccupante que ce parlement exerce effectivement des pouvoirs accrus. Le président de la République prétend s’inquiéter de la mauvaise conduite française à Strasbourg mais la composition des listes de l’UMP aux dernières élections européennes a confirmé le caractère de strapontin des sièges européens. Le problème de fond reste, en tout état de cause, de définir ce que ce parlement doit représenter exactement : les peuples des Etats d’Europe ou le peuple européen ?
 
La réalité est sans doute en forme de tragique quadrature du cercle, l’Europe n’est pas démocratique parce qu’elle ne peut tout simplement pas l’être, faute de peuple européen. La démocratie européenne ne sera donc jamais qu’un mensonge et un simulacre, raison supplémentaire pour laquelle un traité confédéral doit évidemment être préféré à une constitution fédérale. Derrière la souveraineté des Etats se trouve celle des peuples c'est-à-dire leur liberté collective et celle des individus qui les composent. Ceux pour lesquels le terme " souverainisme " est devenu péjoratif reconnaissent implicitement qu’ils ne croient plus en la démocratie.
 
 
3) " Non " à l’asphyxie des citoyens et des peuples
 
Cette absence de démocratie est d’autant plus vertigineuse que les compétences de l’Union sont illimitées et très éloignées du modèle fédéral américain.
 
Les objectifs de l’Union, dont sont déduites ses compétences, sont, en effet, sans fin et sans fond. L’article 3 qui les énumère est absolument totalisant : tout, absolument tout, fait partie des objectifs de l’Union à tel point qu’il eût sûrement été plus rapide d’énumérer ce qu’elle ne fait pas que ce qu’elle prétend faire. Déjà la " promotion de la paix, des valeurs de l’Union (voir article 2) et du bien-être des peuples ", mentionnée à l’alinéa 1er, permet de tout justifier, mais la longue énumération des bienfaisances de toutes sortes qui s’étalent dans les alinéas suivants est franchement totalitaire. L’Union fait le " BIEN TOTAL ".
 
Mais il ne s’agit pas que d’un exposé déclaratif car les articles définissant plus loin les compétences normatives de l’Union se réfèrent tous expressément à ses objectifs.
 
L’article 1er (alinéa 1) de la constitution décrit déjà d’emblée " l’Union européenne à laquelle les Etats membres attribuent des compétences pour atteindre leurs objectifs communs " et ajoute " l’Union coordonne les politiques des Etats-membres visant à atteindre ces objectifs et exerce sur le mode communautaire les compétences qu’ils lui attribuent ".
 
L’article 3 (alinéa 5) dispose dans une formule alambiquée " l’Union poursuit ses objectifs par des moyens appropriés en fonction des compétences qui lui sont attribuées dans la Constitution ".
 
L’article 11, qui énonce les trois principes de répartition des compétences, mentionne les objectifs dans les trois cas.
 
L’alinéa 2 indique " En vertu du principe d’attribution, l’Union agit dans les limites des compétences que les Etats membres lui ont attribuées dans la Constitution pour atteindre les objectifs qu’elle établit ".
 
L’alinéa 3 ajoute : " En vertu du principe de subsidiarité l’Union intervient si et seulement si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être atteints de manière suffisante par les Etats membres tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union ".
 
L’alinéa 4 complète : " En vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l’action de l’Union n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de la Constitution ".
 
Enfin, las but non least,comme si cela ne suffisait pas encore, l’article 18 sur la fameuse clause de flexibilité verrouille encore : " Si une action de l’Union paraît nécessaire, dans le cadre des politiques définies à la partie III, pour atteindre l’un des objectifs visés par la Constitution, sans que celle-ci n’ait prévu les pouvoirs d’action requis à cet effet, le Conseil des ministres, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, adopte les mesures appropriées ".
 
On le voit donc, ce sont à chaque fois les objectifs de l’Union qui conditionnent l’évocation des compétences à son niveau et comme les objectifs sont définis en termes totalitaires il n’y a, en réalité, aucune borne véritable aux interventions de l’Union.
 
Les " conventionnels " ont manifestement voulu, dans certains éléments symboliques, faire du mimétisme à l’égard des Etats-Unis d’Amérique. Mais il y a deux différences colossales entre le fédéralisme d’outre-Atlantique et celui-ci : d’une part le gouvernement fédéral américain est astreint au respect de l’autonomie des Etats dans des proportions et une tradition qui n’ont rien à voir avec l’envahissement systématique des normes européennes dans tous les domaines; d’autre part le fonctionnement des structures fédérales américaines est démocratique, ce qui n’est pas le cas des institutions européennes, tout simplement parce qu’il existe un peuple américain qui n’aura jamais son équivalent en Europe.
 
Du point de vue organisationnel et rédactionnel cette constitution est sûrement plus proche du fédéralisme allemand dont on sait qu’il accorde si peu de compétences législatives aux Länder qu’on le désigne comme un " fédéralisme d’exécution ", ne laissant aux entités fédérées que les mesures d’exécution des lois fédérales. Mais la " germanisation " ne s’arrête pas là et se retrouve aussi dans la forme rédactionnelle, les droits fondamentaux et l’esprit apolitique et anhistorique du texte constitutionnel.
 
 
4) " Non " à la régression culturelle
 
La forme n’étant jamais que le reflet du fond, la rédaction et la présentation du texte européen en disent long sur la médiocrité de sa conception. Comment peut on oser présenter au référendum une " constitution " qui ne ressemble à rien ?
 
La première chose que l’on apprend à un étudiant en droit consiste à structurer son exposé par un plan en plusieurs parties qui ne doivent évidemment pas se chevaucher. Si l’on répète dans la deuxième partie ce que l’on a déjà dit dans la première c’est que le plan est mal conçu et que la pensée qui l’a guidé n’est ni claire ni cohérente.
 
Or l’invraisemblable salmigondis soumis à la ratification comporte trois parties dont les deux dernières seulement ont un titre. La seconde s’intitule " La Charte des droits fondamentaux de l’Union ", la troisième s’intitule " Les politiques et le fonctionnement de l’Union " mais la première n’a pas de titre. La vérité est que son contenu est tellement hétéroclite qu’il n’a sans doute pas été possible de lui trouver un titre synthétique et qu’on a donc préféré laisser un " blanc ". Une telle " faute " vaudrait une sanction sévère à un étudiant et une invitation à " revoir sa copie ".
 
On constate aussi que toutes les parties se chevauchent mutuellement. Les valeurs et objectifs de l’Union, décrits dans la partie I se retrouvent dans la Charte de la partie II mais aussi dans les politiques de la partie III. Les institutions et leur fonctionnement sont décrits dans les titres IV et V de la partie I mais on les retrouve dans le titre VI de la partie III. Toute recherche concernant un thème particulier nécessite donc des allées et venues incessantes entre les parties et un travail fastidieux accompagné de multiples tournements de pages.
 
Le " syndrome du hamburger " caractéristique du droit européen se retrouve à tous les niveaux. Répétitions, surcharges, rajouts, énumérations sans fin, empilement verbeux, phraséologie creuse, obsession de vouloir tout dire au point de ne plus rien dire du tout, rendent la lecture de ce bric-à-brac pénible et épuisante.
 
Le vocabulaire utilisé et le style rédactionnel sont également d’une grande pauvreté. Le préambule est un tissu de mièvreries désordonnées sans linéarité d’exposé ni de hiérarchie des notions, le sentiment de " bourrage " apparaît dès le départ. Les " valeurs " de l’article 2 sont simplement alignées à la file, sans aucun effort d’exposé philosophique. La rédaction alambiquée de l’article en deux phrases mal coordonnées ne permet pas de savoir si les notions alignées dans la seconde phrase sont aussi des valeurs ou simplement des " caractéristiques ", on n’y comprend rien et l’absence totale d’élégance et de panache dans l’écriture aboutit à dévaloriser les valeurs. Mais celles-ci correspondent exactement aux droits fondamentaux énumérés dans les six titres de la Charte située en partie II de telle sorte qu’on se demande pourquoi on n’a pas tout simplement mis la Charte en première partie, comme cela se fait généralement dans les " bonnes " constitutions, ce qui aurait permis d’éviter toutes ces répétitions inutiles qui donnent un sentiment général de radotage.
 
L’intitulé de l’article 4 inclus dans la partie I (" Libertés fondamentales et non-discrimination ") prête à confusion car ces expressions sont généralement utilisées pour désigner le principe d’égalité et les libertés publiques des citoyens et devraient donc relever de la partie II consacrée à la Charte des doits fondamentaux. Mais en y regardant bien on voit que ces expressions n’ont pas ici leurs sens habituel mais visent uniquement les libertés communautaires traditionnelles, c'est-à-dire la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux ainsi que la liberté d’établissement tandis que la non-discrimination concerne exclusivement la nationalité. La libre circulation des services est donc bien considérée comme " fondamentale " et doit être " garantie " par l’Union, ce qui donne inconstestablement une assise solide à la directive Bolkestein.
 
Globalement la terminologie utilisée est moralisatrice et hyper-normative. On est frappé, dans la troisième partie, par l’utilisation systématique du présent de l’indicatif et de formules impératives ainsi que par la fréquence des verbes " devoir " et " être interdit ". Il y a un style très germanique dans la rédaction qui contraste avec un libéralisme de fond plus anglo-saxon et que l’on pourrait résumer dans la formule : " il est interdit de ne pas être libertaire ".
 
La rédaction de la Charte des droits fondamentaux est également maladroite et sa comparaison avec la Déclaration française de 1789 permet de mesurer l’immense régression culturelle qui nous frappe. Un hamburger juridique va désormais primer sur un chef d’œuvre. Alors que l’on distingue traditionnellement et conceptuellement les droits-libertés (droits de) et les droits-créances (droits à), la Charte - comme la Convention européenne des doits de l’homme dont elle reprend souvent les termes - réussit le tour pervers de transformer les libertés en créances ! Depuis 1789 nous pensions naître libres mais nous n’avons plus désormais qu’un " droit à la liberté " … qu’il faut sans doute aller réclamer au guichet. Il en va de même de la vie, de l’intégrité physique, de la sûreté, de la liberté de pensée, de conscience, de religion, d’expression, de réunion, d’association, transformées en " droits à " par un langage inapproprié fortement imprégné de culture revendicative ou tout simplement dépourvu de culture tout court.
 
Mais au-delà de l’écriture et de ce qu’elle traduit de régression culturelle c’est l’esprit même de la Charte qui s’éloigne subrepticement de la philosophie des droits de l’homme.
 
 
5) " Non " à une conception pervertie des droits de l’homme
 
Une phrase de Marcel Gauchet pourrait servir à résumer la Charte européenne des doits fondamentaux : " Un nouvel homme des droits de l’homme est né qui n’a plus que le nom en commun avec son ancêtre de 1789 " (Quand les droits de l’homme deviennent une politique, Le Débat, n°110).
 
Le simple remplacement du terme " droits de l’homme " par celui de " droits fondamentaux ", dans l’énoncé de la Charte, traduit évidemment une germanisation de la question. L’expression droits de l’homme n’est cependant pas totalement abandonnée par la constitution puisqu’on la trouve dans l’article 2 de la première partie parmi les " valeurs " de l’Union : " L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme y compris des droits des personnes appartenant à des minorités " (on remarquera l’écriture déplorable de cette phrase).
 
La référence aux droits des minorités était absente du texte initial de la " convention Giscard " et a été rajoutée plus tard, certainement sous la pression hongroise. Son apparition dans les valeurs de la première partie plutôt que dans les doits fondamentaux de la seconde peut surprendre mais résulte du fait que la " convention Herzog " avait aussi renoncé à les mentionner dans la Charte en raison de l’opposition des pays méditerranéens et notamment de la France et de l’Espagne qui ne souhaitaient pas voir importer chez elles les problèmes des pays d’Europe centrale et orientale que ceux-ci voulaient voir traiter dans le texte. Ne voulant pas changer le texte de la Charte, c’est donc dans les valeurs de la première partie que les droits des minorités ont été inscrits. Ceci pose deux problèmes majeurs.
 
Tout d’abord il faut une certaine dose de perversité pour oser ranger les droits des minorités dans les droits de l’homme quand on sait que la philosophie de ceux-ci s’est entièrement construite sur le postulat d’un individu libre de toute appartenance et le refus de reconnaître aucun corps, groupe ou corporation entre le citoyen et la Nation. Comme le note Alain Finkielkraut " C’est contre le pouvoir des tribus que s’est constituée la pensée des droits de l’homme " (Un voile jeté sur la République laïque, Le Monde, 25 octobre 1989), et on ose maintenant ranger le droit des tribus dans les droits de l’homme ! Encore une imposture.
 
Ensuite, alors que les droits fondamentaux mentionnés dans la seconde partie doivent être interprétés " en harmonie avec les traditions constitutionnelles communes aux Etats-membres " (article 112), tel n’est pas le cas des valeurs énumérées dans l’article 2 de la première partie. Contrairement à ce qu’a affirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004, les droits des minorités n’auront donc pas à respecter les principes constitutionnels nationaux. En outre l’interdiction des discriminations fondées sur " l’appartenance à une minorité nationale " (article 81) risque très vite de glisser vers la revendication de droits spécifiques dans un climat idéologique où l’assimilation juridique est désormais considérée comme l’expression d’une domination.
 
- La dignité est devenue l’élément incontournable du droit postmoderne, y compris pénal, alors pourtant que ce terme, dénué de toute signification juridique objective et donc livré à toutes les interprétations personnelles risque de devenir une véritable auberge espagnole au grand bénéfice du gouvernement des juges.
 
- L’égalité a priori consacrée est une égalité en droit (article 80). Mais elle est étrangement complétée par un article 81 consacré à la non-discrimination (terme inélégant et pas français) qui semble redondant puisque l’égalité de droit suppose une absence de discrimination juridique. Mais au lieu de se borner à la non-discrimination en général, on a cru nécessaire de satisfaire chaque communauté en égrenant un chapelet d’appartenances diverses et variées n’ayant pas grand-chose à voir les unes avec les autres et ressemblant un peu à l’arche de Noé. Pour être cependant certain ne n’avoir oublié aucun lobby l’article 80 prend soin de préciser " notamment " c'est-à-dire que l’on pourra y rattacher encore quelques wagons quand les associations de chauves ou de gros se manifesteront. La tendance post-moderne à bannir toute discrimination porte cependant en germe l’abolition de la hiérarchisation, du discernement et du jugement de valeur et risque de nous conduire tout droit à l’idiotie obligatoire. Beau totalitarisme en perspective.
 
Malgré et contre ce principe d’égalité juridique, l’article 83, qui croit nécessaire de rajouter l’égalité entre les femmes et les hommes alors pourtant que la non-discrimination à raison du sexe est déjà établie, indique contradictoirement que " le principe de l’égalité n’interdit pas le maintien ou l’adoption de mesures prévoyant des avantages spécifiques en faveur du " sexe sous-représenté " (sic). C'est-à-dire qu’on commence par interdire les discriminations mais qu’on accepte cependant les discriminations " positives " en faveur des femmes qui ne sont évidemment rien d’autre que des discriminations " négatives " en défaveur des hommes… Autant dire qu’on renie le principe d’égalité en droit sitôt l’avoir consacré et que les autres catégories de " dominés " obtiendront très vite les mêmes privilèges que les femmes.
 
- Dans le registre de l’interdiction du discernement l’article 69 relatif au mariage et à la famille annonce déjà quelques revirements jurisprudentiels. En effet, alors que l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’homme, comme tous les textes internationaux traitant de la question, indique " A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit ", la Charte a préféré la rédaction : " Le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ". Il n’est pas certain que la diversité culturelle et religieuse de l’article 82 ainsi que la subsidiarité résiste longtemps au lobby homosexuel dont on devine qu’il n’est pas étranger à cette évolution rédactionnelle.
 
- La diversité culturelle, religieuse et linguistique consacrée à l’article 82 paraît a priori concerner la diversité entre les Etats membres c'est-à-dire interdire à l’Union d’imposer l’uniformité. Il n’est cependant pas certain que cette disposition soit lue et interprétée de cette façon par des groupes minoritaires plutôt partisans de la diversité à l’intérieur des Etats. Il semble que certains y aient vu un début de reconnaissance " des minorités nationales " plus que des " diversités nationales " (Guy Braibant, La Charte des droits fondamentaux…précité). Ajoutée à la reconnaissance désormais explicite des droits des personnes appartenant à des minorités dans l’article 2 de la Constitution, la République française peut s’attendre à de nouvelles secousses juridiques.
 
En tout état de cause le catéchisme moralisateur omni-présent dans cette constitution ne peut qu’aboutir à la " mise aux normes " des Etats et des peuples et à la négation de leurs spécificités. La normativité en cause étant plutôt d’inspiration anglo-saxonne et germanique, les pays de culture latine seront plus menacés. L’affaire Buttiglione et le récent rapport de l’ONU dénonçant le caractère trop sexuel et maternel des femmes italiennes annoncent des lendemains culturels qui déchanteront. Le prêt-à-penser émasculateur et uniformisateur qui imprègne la Constitution traduit un totalitarisme soft déjà bien installé.
 
Un " Non " français à la constitution européenne exprimerait, au-delà du refus légitime de la déraison et de la servitude, un sursaut de civilisation, tout simplement.