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Quelle garantie pour le principe de laïcité dans le Traité constitutionnel européen ?

Le 10 juin dernier (2004-496DC)le Conseil constitutionnel déclarait  qu' " aux termes de l'article 88-1 de la Constitution ", " la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution ".
Le 19 novembre (2004-505DC), la décision portant sur le " Traité établissant une Constitution pour l'Europe ", se fonde sur les mêmes principes pour affirmer que la primauté du droit européen, inscrite à l'article I-6, et la Charte des droits fondamentaux de l'Union ne présentent pas de problème de conformité à la Constitution de 1958.

La question est donc de savoir aujourd'hui si le principe de laïcité tel qu'il est reconnu en France avec les effets qui lui sont attachés pourrait être préservé en tant que  " disposition expresse  de notre Constitution" pouvant faire obstacle au principe de primauté en cas de conflit de normes.

1° Rien n'oblige le juge européen à se conformer à l'interprétation que donne le Conseil constitutionnel du principe de primauté. Celle-ci ne protège donc pas le principe de laïcité.

2° Le juge européen va donc se fonder sur la " Charte des droits fondamentaux de l'Union " (partie II du traité) et plus précisément l'article II-70 qui reconnaît à chacun le droit de manifester, individuellement ou collectivement, ses croyances religieuses en public. Cet article (comme l'art. II-82) est - quoi qu'en dise le Conseil constitutionnel - contraire à notre tradition constitutionnelle.
Cette tradition ne repose  pas sur une " disposition expresse " de la Constitution : en effet, seule la référence de la Constitution de 1958 au Préambule de 1946 reconnaissant que la France est une République laïque pourrait entrer dans cette catégorie.
Elle repose, il est vrai, sur les " principes fondamentaux reconnus par les lois de la République " auxquels le Conseil constitutionnel donne volontiers valeur constitutionnelle. Mais il faut remarquer
* qu'il ne l'a jamais fait pour les principes figurant dans la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat
* que même s'il est peu douteux que cette loi contient des " principes fondamentaux reconnus par les lois de la République " cela n'en ferait pas pour autant des " dispositions expresses " (ce serait beaucoup solliciter le terme " expresse " qui n'a pas été mis là par hasard)

Elle repose donc essentiellement sur l'interprétation jurisprudentielle.

Quelle interprétation en donnerait la Cour de Justice ?

Selon le traité,  la Cour de Justice (art.I.29) doit assurer " le respect du droit dans l'interprétation et l'application de la constitution "

En ce qui concerne l'article II-70, les " explications " établies en vue de guider l'interprétation de la Charte précisent que celui-ci a le même sens et la même portée que l'article analogue (art.9) figurant dans la Convention européenne des droits de l'homme et recommandent de l'appliquer conformément à l'interprétation qu'en donne la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Toutefois rien ne contraint la Cour de Justice à se conformer à cette jurisprudence de la CEDH et en cas de divergence d'interprétation entre les deux cours européennes nul ne sait qui se ralliera à l'interprétation de l'autre.
De plus la Charte prévient elle-même qu'elle sera interprétée "  conformément aux traditions constitutionnelles communes aux Etats membres ". Le moins qu'on puisse dire est que les traditions constitutionnelles des Etats sont loin d'être " communes " en matière de laïcité : la " laïcité à la française " est l'exemple même d'une tradition spécifique.
On voit bien que cette fragile construction juridique ne constitue pas une garantie de sauvegarde du principe de laïcité.

Les groupes de pression confessionnels l'ont bien compris et attendent beaucoup de l'application de ce traité constitutionnel.
* La Fédération protestante fut la première à demander la modification de la Loi de 1905, anticipant ainsi de l'intérieur sur ce qui rongerait de l'extérieur notre système juridique.
* Le formidable " lobbying " religieux qui sévit depuis des années au Parlement européen  ne risque-t-il pas de s'emparer du " droit de pétition " (créé par le Traité constitutionnel) qui, présenté comme un progrès démocratique, peut devenir une arme redoutable aux mains des groupes de pression les plus puissants ?
* On peut légitimement s'interroger sur le sort qui attend la récente loi française portant interdiction du port de signes religieux à l'Ecole...
En témoignent les mots - en forme de provocation - par lesquels  Mohamed Bechari (Fédération nationale des Musulmans de France),  le 14 février dernier, lors du  colloque " Islam de France : Où en est-on ? " après avoir appelé à un " toilettage " de la loi de 1905, concluait son intervention :
" Je termine par l'évolution de la question religieuse musulmane.
Aujourd'hui, elle ne dépend pas seulement du modèle français. Certes, Monsieur Jean-Pierre Chevènement a initié cette consultation, a mis en place les jalons de ce CFCM, mais, à partir de juin, nous sommes tous amenés à nous exprimer sur la constitution européenne.
Il y a aujourd'hui l'Europe. Cette Europe est multiconfessionnelle, multiculturelle, la laïcité y est remplacée par la  sécularisation dans tous les pays d'Europe.
Nous ne devons pas être absents de cette " laïcité à l'européenne "  au moment où de grandes questions sont posées à l'Europe et donc je crois, Monsieur le Président  , que les musulmans de France comme les musulmans d'Europe ne vont pas être absents et vont jouer, comme ils l'ont toujours fait, un rôle très positif. "
* Dans l'état actuel de notre législation, c'est au nom de l'interdiction de financer les cultes que le financement des établissements privés confessionnels d'enseignement est enserré dans des règles strictes. Les parlementaires qui tentent périodiquement des sorties sur cette question pourraient bien essayer de s'appuyer sur la Charte pour venir à bout des bastions de résistance... faute de quoi il resterait aux intéressés la possibilité du recours au juge européen. Cette brèche ouverte, du financement des investissements des établissements privés on pourrait étendre la revendication au financement de l'ensemble de leurs activités et, pourquoi pas, à la remise en cause de la loi  exigeant la neutralité de l'enseignement pour rendre possible un contrat d'association au " service public "... " Service public " qui pourrait bien un jour se voir contraint d'assurer la liberté religieuse " effective "...

En effet, on ne voit pas ce qui pourrait arrêter cette " vague " puisque les décisions du Conseil constitutionnel évoquées en introduction, en soumettant le constituant français aux cours européennes et à leur jurisprudence, ont montré que nos  dispositions expresses  et spécifiques comme les principes inhérents à notre structure constitutionnelle nationale n'étaient qu'une " digue de papier ".

Ces quelques remarques donnent la mesure des enjeux de la ratification du Traité constitutionnel pour la sauvegarde du principe de laïcité et de ses applications.

Marie Pierre Logelin
Le 27 avril 2005