Intervention de Jean-Pierre Chevènement

 

A l’Université d’été du M.E.D.E.F.

 

Jeudi 30 septembre 2001

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« Les marchés financiers – Création de valeur et destruction de valeur »

 

 

 

 

Les marchés financiers jouent un rôle aujourd’hui essentiel, mais vous n’attendez sans doute pas de moi que j’en fasse le panégyrique..

 

Il n’est pas non plus dans mon intention de les diaboliser. Le développement des marchés financiers, depuis vingt ans, a correspondu à des besoins objectifs de financement de la part des Etats et en particulier du Trésor américain, en raison du poids croissant des déficits budgétaires et de la dette.

 

Il fallait aussi assurer le financement de l’économie américaine par l’épargne japonaise et européenne. Le développement des marchés d’actions (Wall Street) s’est fait grâce à l’afflux de l’épargne américaine mais aussi des capitaux venus du monde entier.  

 

La globalisation financière a été –faut-il le rappeler- l’objectif recherché avec constance par la politique des Etats-Unis, relayée par le FMI, l’OCDE et l’Union européenne, (libération des capitaux, désintermédiation et dérégulation bancaires, orientation de l’épargne vers les marchés financiers).

 

Les marchés financiers ont symbolisé, pendant les années quatre-vingt-dix, la confiance en l’avenir de l’économie américaine, il est vrai dopée par les dépenses militaires de l’Administration Reagan depuis le début des années quatre-vingts, dépenses concentrée sur le secteur des hautes technologies, qui sont la vraie cause de l’avance prise par les Etats-Unis sur l’Europe.

 

Pour être complet, il faut aussi souligner le rôle des marchés financiers dans les restructurations d’entreprises (fusions-acquisitions) et dans le financement des entreprises émergentes.

 

La croissance américaine n’a pas trouvé sa source à Wall Street, mais Wall Street a suivi, en apportant les capitaux nécessaires, notamment à travers les fonds de pension et les fonds de placements, dont l’apport en vingt ans a crû respectivement de 2000 et 3000 %. Les Fonds institutionnels des pays de l’OCDE gèrent des masses de capitaux d’un montant de 26.000 milliards de dollars en 1998. Les transactions financières sur les marchés financiers mondiaux, représentent aujourd’hui cinquante-cinq fois le montant du commerce  mondial contre un montant supérieur d’un tiers en 1971 et dix fois plus important, en 1991, après le flottement des monnaies.

 

L’espace financier mondial qui s’est créé a évidemment sa loi de fonctionnement : c’est celle de l’actionnaire, et plus précisément celle d’un très grand nombre d’actionnaires minoritaires qui représentent les différents fonds de placement. Leur pression s’exerce sur les Etats. Rappelons-nous, il y a cinq ans, les déclarations de Hans Tietmeyer à Davos : « Les marchés financiers joueront de plus en plus à l’avenir le rôle de gendarmes des Pouvoirs Publics … Les hommes politiques doivent comprendre qu’ils sont sous le contrôle des marchés financiers et non plus seulement des débats nationaux. »

 

Une pression encore plus considérable s’exerce sur les entrepreneurs au travers d’une exigence de retour sur investissement très supérieure à la croissance de l’économie mondiale.

 

I – Au cœur de la globalisation financière, le concept de création de valeur.

 

  Tout se passe comme si aujourd’hui la création de la valeur pour l’actionnaire était devenue le ressort de l’économie mondialisée. On applique à la valorisation des entreprises les principes utilisés pour les actifs financiers.

 

L’objectif est donc d’estimer les flux à venir. C’est ainsi que, selon les promoteurs de cette méthode, la création de valeur permet de mieux prendre en compte le long terme. Là se trouve une explication théorique aux opérations financières (OPA, OPE…) qui ,en fusionnant et en adossant les entreprises les unes aux autres, sont censées accroître leur valeur. Par une stratégie industrielle appropriée, les flux à long terme seront améliorés, ce qui accroît la valeur présente de l’entreprise et justifie le paiement d’un prix élevé par l’initiateur de l’offre.

 

 

Vous le savez, la version aujourd’hui la plus en vogue de la création de la valeur est appelée la valeur économique ajoutée, l’EVA (Economic Value Added). L’« EVA » est maintenant une marque déposée aux Etats-Unis. Sous diverses formes, elle est répandue sur la planète par les cabinets anglo-saxons de conseil en stratégie, notamment McKinsey et le BCG (Boston Consulting Group).

 

 

La finesse de la méthode consiste à définir comment retraiter les flux enregistrés en comptabilité pour aboutir à la valeur économique ajoutée. On obtient ainsi une succession d’EVA par année,, dont l’actualisation donne la MVA (Market Value Added) qui en est la somme. La MVA correspond dans le modèle au cours de bourse. Première observation : la création de valeur est définie par la théorie financière comme la seule création de valeur pour l’actionnaire.

L’EVA correspond au résultat d’exploitation moins les impôts et le coût des ressources financières (ressources propres et frais financiers). La création de valeur exclut ainsi explicitement la valeur travail.  

 

L’investisseur boursier n’ira que là où la répartition est en passe d’être corrigée en faveur du capital pour obtenir ses fameux 15 % de ROE (Return On Equity).

 

II  Première observation, le concept de création de valeur pour l’entreprise accroît l’instabilité systémique des marchés.

 

1.      Il y a une instabilité intrinsèque des mouvements de capitaux dans ce monde globalisé, sujet à des prophéties ou à des paniques autoréalisatrices, en proie à des comportements mimétiques, déjà décrits par Keynes, et accélérés aujourd’hui par les agences de notation. Dans ce monde, le marché valide des croyances, des « conventions », comme le dit André Orléan. L’imitation est au cœur de la rationalité « autoréférentielle » des marchés financiers.

 

Le marché financier mondial ne produit pas de rationalité collective. Il est un pouvoir d’évaluation dont la nature est avant tout médiatique. L’idée que les cours de la Bourse reflètent les fondamentaux des entreprises cotées est démentie par la réalité, comme on l’a vu avec l’effondrement récent du Nasdaq. En France la bourse a stoppé pendant seize ans, de 1962 à 1978 et si à long terme la progression est incontestable, on ne peut pas faire l’impasse sur l’Histoire (les deux guerres mondiales) ni sur un retour possible à l’Histoire. Le grand risque l’ANOMIE.

 

Il apparaît qu’il n’y a pas de finance autorégulée. L’action des Etats ou du FMI, comme prêteurs en dernier ressort, est une garantie fondamentale qui seule permet d’établir une nouvelle « convention » et par conséquent un nouvel équilibre.

 

2.      Le concept de création de valeur accroît l’instabilité financière des marchés : En prétendant justifier la valeur boursière par la prise en compte du long terme, il accroît l’amplitude des réactions immédiates à la moindre modification d’informations au demeurant toujours très incertaines sur les perspectives à long terme. Cette sensibilité est techniquement mesurable au travers des PER (Price Earning Ratio) rapportant les cours de bourse aux bénéfices. Un PER de 20, bas de la fourchette des indices boursiers actuels, implique qu’une baisse de un euro des bénéfices entraînera une baisse de 20 euros du cours. Plus le PER d’une entreprise est élevé, plus la bourse reflètera la fluctuation de son cours. La capacité des marchés financiers à gérer l’incertitude propre au long terme a été invalidée par les expériences récentes, par exemple celle de la nouvelle économie (chute du Nasdaq de 65 % en un an) que j’ai déjà évoquée.

 

La minimisation des risques par les gestionnaires de fonds conduit les intervenants à diversifier leurs portefeuilles, ce qui accroît l’interdépendance des marchés financiers, mais aussi paradoxalement le risque systémique.

 

Or, le principal facteur de crise est lié au « panurgisme » obligé des intervenants. Un vaste mouvement de marché entraîne ceux qui sont à contre-courant à supporter des pertes latentes de plus en plus importantes, et finalement insupportables. Ils sont alors dans l’obligation de fermer leur position en accentuant le mouvement initial du marché. Ce phénomène de « stress » se diffuse aujourd’hui de plus en plus rapidement.

 

Le fonctionnement des marchés financiers contient donc en lui-même un facteur explosif. Le concept de création de valeur y contribue. Issu d’une critique des règles comptables, il paraît aujourd’hui susceptible de s’y substituer au travers du concept de « fair value » que les autorités comptables internationales (IASC – International Accounting Standard Committee) envisagent de généraliser pour les sociétés cotées. La fair value consiste à substituer à la valeur historique d’acquisition des actifs financiers enregistrés dans les comptes, leur valeur de marché, ce qui est supposé correspondre à la fameuse MVA. Dans ces conditions, c’est l’ensemble de l’économie qui vivrait au gré des aléas boursiers. L’Europe continentale, le capitalisme rhénan mais aussi la France, y sont hostiles et sont parvenus pour l’instant à différer cette décision.

 

L’instabilité intrinsèque des marchés, leur réactivité au court terme, les imperfections de l’information disponible, pèsent naturellement sur leur « efficience » théorique. Après avoir créé de la valeur, les marchés financiers peuvent aussi générer des destructions de ressources importantes.

 

Le Monde a publié une étude fort instructive sur douze fusions géantes. Ce sont huit cent milliards d’euros de valeur boursière qui se sont volatilisés. Le remboursement des dettes contractées, l’amortissement des coûts d’acquisition ont fait fondre le bénéfice par action. Depuis le rachat d’Orange, la capitalisation de France-Telecom a ainsi baissé de plus de 75 %.

 

Le concept de création de valeur peut favoriser l’instabilité du système. Aux Etats-Unis, jusque l’an 2000, l’inflation des actifs boursiers avait ainsi supplanté celle des produits, cependant que l’insuffisance d’épargne intérieure rendait nécessaire l’appel aux capitaux du reste du monde. La Réserve fédérale s’est trouvée démunie pour lutter contre ces effets pervers sans casser la croissance. Les difficultés actuelles de l’économie américaine illustrent l’impasse dans laquelle la prédominance des marchés financiers a engagé l’ensemble du système économique et financier.

 

 

 

III – Seconde critique plus fondamentale : le concept de création de valeur sape à terme toute idée de stratégie coopérative.

 

Censée intégrer le long terme, la théorie de la création de la valeur privilégie en fait l’incidence à court terme de choix ou d’éléments de long terme. Elle ne réduit pas mais aggrave la myopie comptable. Surtout elle élimine toute dimension collective. Elle méconnaît les solidarités les plus fondamentales et par exemple le fait que les salaires d’aujourd’hui seront les débouchés de demain.

 

Depuis vingt ans, l’Europe et les grands pays industriels tentent de gérer leurs contradictions dans le cadre de stratégies coopératives. L’idée maîtresse est qu’une action apparemment contraire à son intérêt peut néanmoins servir son initiateur si elle entraîne une réciprocité de la part de ses partenaires, qui sont autant des alliés que des concurrents. Cette problématique existe aussi au niveau des agents économiques. Le keynésianisme était une forme efficace de stratégie coopérative. Aujourd’hui, la création de valeur, en réduisant les références et les horizons au cours de bourse, sape les capacités coopératives des entreprises. Chacun se crispe sur sa gestion immédiate de création de valeur. Le long terme est pour chacun trop aléatoire pour justifier des sacrifices économiques ou sociaux immédiats. L’inhibition des stratégies coopératives qui résulte du concept de création de valeur est évidemment un élément considérable de destruction de valeurs à l’échelle collective.

 

L’exigence d’une rentabilité à 15 % n’est pas soutenable dans la longue durée. On observe d’ailleurs que celle-ci dans le passé récent a été obtenue plus par les plus values que par les dividendes (13 contre 2,8 % à Wall Street dans les années quatre-vingt-dix).

 

Le gouvernement d’entreprise (corporate governance) pénalise l’investissement à long terme, comme on l’a vu avec la récente crise de l’électricité aux Etats-Unis. Il crée un modèle de développement myope et foncièrement inégalitaire entre une minorité de gagnants et les trois quarts des salariés dont le pouvoir d’achat individuel –essentiellement constitué par les salaires- a plutôt tendance à stagner.

 

Le gouvernement d’entreprise ne répond qu’aux intérêts à court terme des Fonds de pension, essentiellement anglo-saxons qui n’ont guère de préoccupations industrielles ou sociales. Le concept financier de création de la valeur vise à leur donner une légitimité, mais la politique du monde –un monde réduit aux grands pays industrialisés, qui représentent l’essentiel de la capitalisation boursière- peut-elle se faire à la corbeille, comme aurait dit le général de Gaulle, ou plus précisément aujourd’hui sur les marchés financiers interconnectés ? Il y a là un grand danger pour l’avenir de nos sociétés.

 

La création de valeur pousse également à ce que soit réduit le poids des prélèvements publics qui obèrent l’EVA. Sans doute les services publics doivent-ils être gérés avec le souci d’améliorer leur efficacité, mais une dégradation des services publics et des équipements collectifs finirait par peser sur les performances des entreprises. Un équilibre est à trouver. Il ne peut résulter de la seule prise en compte de la création de valeur boursière.

 

S’il n’est pas dans l’intérêt à moyen ou long terme d’un pays de favoriser la bulle spéculative, ne serait-ce qu’à cause des risques liés aux effets de richesse, les écarts de capitalisation qui en résultent peuvent évidemment exposer les entreprises à des prédateurs étrangers. Le jeu des OPE, par la facilité qu’il implique –on paie contre du papier actions et non contre de l’argent- favorise inévitablement les entreprises surcapitalisées. C’est un risque majeur. Il y a une réponse de surenchère dans la course à la capitalisation. Elle participe de la bulle. Une autre voie, plus salutaire et raisonnable, consiste à décliner cette forme de compétition et à maintenir d’autres moyens d’endiguement des conséquences des déséquilibres d’inflation boursière d’un pays à l’autre. A cet égard, le récent rejet de projet de directive OPA par le Parlement européen est salutaire. Ce texte aurait exposé les entreprises européennes des pays à faible inflation boursière comme la France à n’importe quel prédateur boursier.

 

 

 

IV – Mettre les marchés financiers au service de la croissance.

 

La domination de la finance sur l’industrie et de la spéculation sur la production ne sont pas soutenables à long terme.

 

1.      Le marché ne possède pas en lui des forces de rappel suffisantes pour rétablir un prix d’équilibre.

 

Pour stabiliser le système, étouffer les crises et rétablir la confiance, comme on l’a vu avec le rachat des Caisses d’Epargne américaines en 1991, avec les crises mexicaine en 1994, asiatique en 1997, russe en 1998, argentine et brésilienne aujourd’hui. Il a fallu alors des prêts massifs aux pays dits émergents, ou encore renflouer les fonds de placement en valeurs russes LTCM.

 

Ce sont les prêteurs publics en dernier ressort qui ont dû remédier à la myopie et à l’entraînement moutonnier des banques et des marchés. Il es donc normal que les Pouvoirs Publics veillent à assurer la transparence sur les marchés, empêchent les manipulations, bref assurent leur contrôle dans l’intérêt public et dans celui des opérateurs eux-mêmes.

 

2.      Il est clair surtout que la prise de risques majeurs à très long terme ne peut être assurée raisonnablement que par les Etats.

      Le capitalisme patrimonial ignore naturellement tous ceux qui n’ont pas de patrimoine. Il ignore plus fondamentalement les citoyens que nous sommes tous, irréductibles à l’homo oeconomicus de la théorie économique. Toute société a besoin que s’exercent les fonctions régaliennes, que soit assurée la cohésion sociale, que fonctionnent des services publics correspondant aux grands besoins de santé et d’éducation, ou à des monopoles naturels, disposant d’une assise territoriale (réseaux de chemins de fer ou d’électricité). Les grands programmes de recherche et de développement technologiques ne peuvent être lancés et financés dans la durée que par la Puissance Publique.

      La compétitivité ne se réduit pas en effet à la somme des performances partielles des entreprises. La cohésion sociale et la qualité du système national d’innovation contribuent essentiellement à la création de richesses. Or, ce sont des phénomènes collectifs, tout comme la culture et l’éducation, l’apprentissage et la diffusion du progrès technique, l’acceptation raisonnable des risques technologiques qu’il appartient à la Puissance Publique de susciter par un débat responsable, permettant de dominer les peurs irrationnelles, dont est porteur un concept aussi peu rigoureux que le trop fameux « principe de précaution ». Tout cela procède d’un effort de la collectivité dans son ensemble et suppose la restauration d’une capacité de réflexion collective et d’action à long terme de la Puissance Publique et de l’ensemble des partenaires sociaux.

 

 

3.      L’entreprise elle-même a besoin de la durée.

 

Concrètement, l’entreprise mérite mieux que la financiarisation qui la transforme en actif pur, dont il s’agirait de maximiser la valeur boursière. L’entreprise a besoin d’actionnaires stables et d’un management qui puisse inscrire son action dans la durée. Or, la part des non résidents dans le capital des entreprises françaises est devenu trop importante, passant, durant les années quatre-vingt-dix de 10 % à 35 % selon la Banque de France. La part des investisseurs étrangers atteindrait 50 % pour l’ensemble des sociétés figurant au CAC 40. De même, et le mouvement s’est accéléré ces dernières années, beaucoup de PME à fort potentiel de développement sont-elles aujourd’hui contrôlées par des capitaux étrangers. L’épargne française se place plus volontiers en obligations qu’en actions.

 

La situation de la France contraste de ce point de vue avec celle des autres pays industrialisés, où le taux de détention de la capitalisation boursière par les non-résidents est notablement plus faible : 11 % pour le Japon, 10 % pour l’Allemagne, 9 % en Grande-Bretagne, 6 % aux Etats-Unis. Il est vrai que la part détenue par chaque Fonds d’investissement est souvent très faible.

 

La fin du système de participations croisées expose cependant nos grandes entreprises au risque de prédateurs boursiers. Il est certainement souhaitable de faire remonter la part de l’actionnariat stable : la moitié des sociétés cotées au CAC 40 a un noyau dur inférieur à 30 %, quinze d’entre elles inférieur à 20 %, cinq inférieur à 10%. Cela peut se faire par rachat d’actions ou par le développement de Fonds d’épargne salariale qui peuvent intervenir dans la gestion dès lors qu’ils représentent environ 10 % de la capitalisation.

 

Cette situation a un inconvénient majeur : La subordination trop étroite des dirigeants aux actionnaires peut aboutir à des résultats profondément négatifs. L’amélioration du rendement boursier se fait en fonction de considérations à court terme, au détriment des investissements et des synergies à long terme. La valeur d’un dirigeant ne se résume pas à la publication des comptes semestriels, voire trimestriels, de son entreprise, et la gouvernance externe par le marché atteint vite ses limites. Le diktat des normes de gestion anglo-saxonnes  sur les entreprises françaises est profondément destructeur des cultures d’entreprise et des solidarités sociales sans lesquelles une société démocratique ne peut vivre.

 

Le pouvoir dans les entreprises doit être exercé par des actionnaires stables, assurant soit directement la gestion de l’entreprise, soit un contrôle sur un directoire gérant celle-ci dans la durée. La prédominance des marchés financiers s’exerce souvent par des effets d’opinion. Cette logique conduit au mythe d’entreprises sans usines, et bientôt sans salariés, rejetant tous les problèmes sur les sous-traitants.

 

Il faut éviter un retour à l’archéocapitalisme du XIXème siècle qui ressusciterait des tensions d’un autre temps. Il faut pour cela reconquérir le capital de nos entreprises pour leur redonner toutes leurs chances de développement à long terme.

 

Au total, la « création de la valeur pour l’actionnaire » est un concept microéconomique qui n’a de signification que contextuelle. Ne confondons pas le besoin de liquidité avec le problème de développement économique, qui résulte de l’effort fourni par tous ceux qui travaillent et entreprennent. Les apporteurs de capitaux sont rémunérés en fonction d’une logique propre : le taux d’intérêt qui correspond à l’effort d’épargne et les dividendes que justifie la prise de risque.

 

La création de valeur proprement dite se réalise dans l’entreprise grâce à l’effort de tous ceux qui y travaillent, qui innovent, améliorent les processus de production et la qualité des produits, grâce aux chefs d’entreprise que vous êtes, auxquels incombent la responsabilité d’anticiper les tendances du marché, d’orienter la recherche et le développement technologique, d’organiser la production, de créer un climat social favorable au sein de l’entreprise elle-même. La création de valeur implique aussi une action à longue portée de l’Etat. Elle ne va pas non plus sans des services publics performants, je pense en particulier au système éducatif. Plus que jamais la France doit faire le pari de l’intelligence en fixant clairement à l’Ecole ses missions. L’élévation du niveau de formation et la qualification de notre main d’œuvre est notre principal atout.

 

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Evitons donc les oppositions dogmatiques. Il n’est pas nécessaire de combattre les excès d’une économie administrative par un excès inverse qui serait la dictature des marchés financiers.

 

Il n’y a rien à gagner à opposer une conception purement créancière du monde à la citoyenneté, ensemble indissociable de droits et de devoirs, dont l’Etat, en tant qu’expression de la nation, communauté de citoyens, est le garant en dernier ressort. Non seulement encore une fois parce que les marchés ont besoin d’un principe extérieur pour surmonter leurs crises, mais bien plus encore parce que le développement économique à long terme a besoin de références stables. Pour que des normes et des objectifs collectifs suscitent l’adhésion de la collectivité et des partenaires sociaux, il est nécessaire qu’ils résultent d’un débat démocratique argumenté, sanctionné par le suffrage universel. On ne peut faire l’impasse sur les nations et sur la démocratie, dont elles sont le cadre, pour assurer un développement soutenable à long terme, sauf à prendre le risque de délégitimer profondément le mécanisme économique lui-même. L’économie de marché a besoin de la démocratie. Le principal danger qui guette le monde, c’est l’anomie, l’absence de règles. Sachons donc préserver la légitimité démocratique qui les fonde dans chaque nation. C’est dans le développement à long terme, inséparable des choix collectifs, auxquels les marchés peuvent contribuer, mais que seuls ils ne peuvent pas faire, que gît le vrai potentiel de création de valeur par les entreprises.

 

 

 

 

V  Assurer la croissance à long terme de l’économie française.

 

Je ne voudrais pas conclure sans dessiner quelques perspectives sur les conditions à réunir pour assurer la croissance à long terme de l’économie française, car là est la véritable création de valeur.

 

Notre pays, à partir de 2006, et l’Europe plus encore, vont devoir faire face aux conséquences d’une véritable implosion démographique qui posera le problème du financement de nos régimes de retraite et de notre protection sociale. Le taux de renouvellement des générations est descendu pour l’Europe à 70 %, (soit 1,45 enfant par femme).

 

La situation sera un peu moins mauvaise pour la France mais dès 2050 le rapport des actifs aux inactifs sera descendu de 2,5 à 1,5. La démographie est le problème essentiel qui se pose à la France et à l’Europe au XXIème siècle. Cette implosion démographique pèse lourdement sur l’avenir de la protection sociale. A cette question il n’y a de réponse solide et convaincante ni dans la mise en place des fonds de pensions, ni dans le développement de placements à l’étranger, dont la France, avec les emprunts russes, a déjà fait une fois l’expérience, ni dans le recours à l’immigration qui, dès lors qu’il deviendrait massif, poserait inévitablement le problème de l’intégration des nouveaux arrivants, dans le respect de nos valeurs et de nos lois, et par conséquent de la stabilité sociale.

 

En réalité, il n’y a de réponse adéquate à cette lancinante question que dans la démographie elle-même. Il convient de revoir le système de cotisations des retraites pour prendre en compte le nombre d’enfants élevés et de multiplier les possibilités de garde individuelle et collective permettant aux couples de satisfaire leur désir d’enfants (qui correspond à un taux de 2,3 enfants par femme), tout en permettant aux femmes qui le souhaitent d’exercer l’activité professionnelle à laquelle elles aspirent légitimement.

 

Plus généralement, c’est toute la politique familiale qui doit être repensée, afin de résoudre le problème de long terme qui se pose à la France, chaque pays européen ayant la responsabilité de prendre les mesures les mieux adaptées à sa culture et à son système social.

 

A l’horizon des prochaines années, l’économie française n’est pas dépourvue d’atouts. La population active progressera encore, toutes choses égales d’ailleurs, de 0,6 Millions d’ici 2010, tandis que le nombre des personnes âgées croîtra de 1,1 Million. Surtout, le nombre d’actifs employés en-dessous de vingt-cinq ans et au-dessus de cinquante-cinq ans est sensiblement plus faible en France que chez nos voisins européens (respectivement 28 % contre 51 % et 36 % contre 41 %). Si nous rejoignions la moyenne européenne des taux d’activité, la population active pourrait s’élever de 1,4 Million d’ici 2010.

 

Enfin, il subsiste en France un chômage résiduel de plus de deux millions de personnes, legs des années de stagnation et conséquence du choix de l’accrochage du franc au mark, plus particulièrement de 1991 à 1997. C’est le chômage qu’il faut continuer à résorber en priorité, avant de faire à nouveau appel à l’immigration qui n’est absorbable qu’à doses modérées (environ 100.000 par an).

 

Enfin la progression du travail féminin est appelée à continuer. Nous devons favoriser ce mouvement en desserrant les freins qui y font obstacle, notamment dans l’organisation de la vie quotidienne.

 

Au total, la population active française pourrait s’accroître d’environ 5 Millions de personnes dans la prochaine décennie à condition que soit menée une politique volontariste de croissance et de revalorisation du travail. Parallèlement un assouplissement de la législation sur les heures supplémentaires s’avérera nécessaire pour aider les entreprises à remédier à leurs difficultés de recrutement. Il subsiste donc des possibilités de croissance pour les entreprises françaises à partir des ressources humaines dont le pays dispose encore. Mais les années qui viennent doivent être impérativement mises à profit pour redresser le taux de natalité et assurer le renouvellement des générations. Avec 778.000 naissances en 2000, soit un taux de renouvellement des générations de 1,86, la France s’est rapprochée de l’objectif minimal (2,1). Si la France ne veut pas disparaître, elle doit donner l’exemple du redressement qui sera indissociablement démographique et économique.

 

Cela suppose, bien sûr, que par ailleurs l’action publique crée les conditions de la croissance dans deux domaines stratégiques. :

 

1)      D’abord, s’agissant du cadrage économique global, il est impératif que l’euro reste compétitif et que son taux ne se relève pas sensiblement au-dessus du cours actuel. C’est une erreur de se réjouir de la remontée de l’euro. Le taux actuel favorise encore en effet la localisation des investissements en particulier ceux des grandes sociétés multinationales dans la zone euro.

 

Il faudra pour cela, et pour ne pas brider la croissance, que la Banque Centrale européenne revoie à la baisse ses taux d’intérêt. Le pouvoir monétaire a été imprudemment délégué à une Banque Centrale indépendante dont la seule priorité est la lutte contre l’inflation. Alors que la Federal Reserve Board considère qu’au-dessus d’un taux de chômage de 4 %, il n’y a pas de risque d’inflation la Banque Centrale Européenne se donne un taux de 11 % dit NAIRU (Non Accelerating Inflation Rate Unemployment) au-dessous duquel il y aurait danger d’inflation. Pour combattre ce dogmatisme il me paraît nécessaire que les entreprises se mobilisent en France, en Allemagne et dans le reste de l’Union Européenne, car cette politique d’argent cher et de croissance lente qui en résulterait saperait inévitablement leur position concurrentielle à long terme. Il y a là une véritable hérésie économique sur laquelle il faudra revenir, en renégociant au besoin le traité de Maastricht. A défaut, l’Europe risquerait de s’enfermer dans un cercle vicieux de malthusianisme : la remontée de l’euro conduirait au marasme économique et celui-ci, en réduisant encore la natalité rendrait irréversible l’implosion démographique, elle-même étouffant les ressorts de la croissance.

 

2)      Le deuxième domaine dans lequel les Pouvoirs Publics doivent reprendre l’initiative est celui du développement technologique. C’est ainsi que les Etats-Unis ont accru leur avance sur le reste du monde depuis vingt ans.

 

Il est capital que nous portions notre effort de recherche à 3 % du PIB dans des domaines ainsi variés que les nouvelles technologies de l’information, les biotechnologies, l’énergie, notamment les réacteurs nucléaires du futur et la pile à combustible, la santé, les transports, l’agriculture et l’environnement, tout en maintenant notre effort de recherche militaire qui, sans nous engager dans l’inutile compétition du « bouclier anti-missiles », doit nous permettre de maîtriser les technologies clés, en particulier dans l’espace et la simulation nucléaire.

 

Toute l’expérience du dernier demi-siècle en France, comme celle des Etats-Unis depuis vingt ans, montrent que l’initiative publique en matière de développement technologique est le terreau indispensable du développement économique futur et de l’émergence de nouvelles entreprises.

 

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Conclusion.

 

La création de valeur est une chose trop sérieuse pour être laissée aux théoriciens de l’économie mathématique. On ne peut parler de création de valeur que de manière globale.

 

La création de valeur est une notion qui ne peut s’apprécier que dans le contexte économique global, ne serait-ce que parce qu’elle n’est pas dissociable de sa répartition.

 

On ne peut donc faire l’impasse sur le débat démocratique pour obtenir l’acquiescement indissociable de la collectivité et des partenaires sociaux.

 

Les marchés financiers doivent être mis au service du développement et non pas l’inverse. La régulation des marchés financiers mondiaux sera inévitablement un des grands sujets de préoccupations dans les années qui viennent, avec toute une série de sujets-clés : maîtrise des fluctuation monétaires entre le dollar, l’euro et le yen, contrôle de la spéculation et en particulier des paradis fiscaux. Mais c’est un autre sujet. Mon propos aujourd’hui visait seulement à combattre les excès d’un nouvel intégrisme financier et à prôner, au contraire, les vertus du dialogue entre chefs d’entreprises et responsables politiques, dialogue nécessaire au maintien d’une grande ambition industrielle et technologique pour la France.