ASSEMBLEE NATIONALE

1ère SÉANCE DU MERCREDI 21 NOVEMBRE 2001

PRÉSIDENCE de M. Raymond FORNI

  INTERVENTION DE JEAN-PIERRE CHEVENEMENT

SUITE A LA DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT

SUR LA SITUATION EN AFGHANISTAN

 

M. Jean-Pierre Chevènement - Permettez-moi d’abord de regretter que la télévision ne remplisse plus son office, et que l’intégralité de nos débats ne puisse être regardée par nos concitoyens (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF, du groupe DL et sur plusieurs bancs du groupe RCV).

M. le Président - Je me permets de vous rappeler que je n’ai aucune autorité sur la télévision. Elle seule a décidé, en toute indépendance et souveraineté, de retransmettre le débat jusqu’à 16 h 20. Nous ne sommes plus à l’époque où le pouvoir législatif donnait des ordres.

M. Jean-Pierre Chevènement - Je reste convaincu que la Constitution, qui place la souveraineté dans la nation, implique de ne pas considérer la télévision comme étant « indépendante et souveraine ».

Monsieur le Premier ministre, la situation en Afghanistan a changé très rapidement. Considérant dès le début la riposte américaine aux attentats du 11 septembre comme légitime, je me réjouis de la chute du régime taliban. Plusieurs questions, désormais, se posent, et tout d’abord sur l’emploi d’unités militaires françaises, et, ensuite, sur l’action la plus utile que peut mener la France pour combattre le terrorisme mais aussi, assécher le terreau sur lequel il prospère.

La France, membre permanent du Conseil de sécurité, doit veiller en premier lieu à ce que la crise afghane soit surmontée dans le cadre de l’ONU.

Les troupes françaises d’appui au dispositif humanitaire ont du mal à se mettre en place ; le cadre de leur intervention doit donc, d’autant plus, être défini dans la clarté.

Le Gouvernement doit fournir au Parlement toutes les informations et toutes les garanties sur les missions et les objectifs assignés aux forces françaises, ainsi que celles qui concernent les décisions opérationnelles. Il ne suffit pas de dire que les Etats-Unis sont prêts à nous associer aux missions et à leurs définitions, encore faut-il savoir lesquelles. Il n’est pas normal que nos troupes puissent être engagées sans un vote du Parlement, je le dis comme je le pense.

Je suis tout à fait prêt à approuver la présence sur le territoire afghan de nos forces militaires pour contribuer à sécuriser l’action humanitaire. Il est légitime d’apporter une aide substantielle à la population afghane qui a beaucoup souffert dans cette crise et qui se trouve déjà confrontée aux rigueurs de l’hiver. Tel est l’objectif raisonnable auquel doit répondre notre présence militaire. Mais l’Histoire nous apprend qu’il très facile de passer, comme en Bosnie, d’une intervention purement humanitaire au départ, à une intervention militaire. Dans une région du monde où les enjeux pétroliers et gaziers sont déterminants et qui n’a jamais été dans notre zone d’influence, nous courons le risque d’être entraînés rapidement bien au-delà des objectifs assignés à nos forces. C’est pourquoi la contribution que la France doit apporter est avant tout à mes yeux de nature politique.

Il appartient à la France, membre du conseil de sécurité de l’ONU, de veiller à ce que l’avenir de l’Afghanistan, après la chute du régime des talibans, soit organisé par les Nations unies, sur les fondements des règles du droit international. Je ne pense pas qu’il y ait de désaccords entre nous sur ce sujet.

Les Etats-Unis, fondés à exercer leur droit de légitime défense, en poursuivant le réseau terroriste Al-Qaïda et ceux qui le protégeaient, ne peuvent assumer seuls la mission de trouver une issue politique, capable de rassembler le peuple afghan.

Les forces de l’Alliance du Nord qui ont obtenu la victoire militaire à la suite des frappes américaines, ne représentent pas la totalité du peuple afghan, loin s’en faut. Elles ne doivent pas chercher à imposer le pouvoir d’une minorité sur une majorité et ne peuvent, à elles seules, opérer la recomposition politique après la chute des talibans. Nous devons avoir en vue l’équilibre de la région, et particulièrement les risques que ferait peser sur le Pakistan, déjà sérieusement éprouvé du point de vue politique, l’exclusion du pouvoir de la population pachtoune. Le Pakistan, vous le savez bien, mes chers collègues, n’est pas n’importe quel pays.

Seules les Nations unies sont fondées à apporter une impulsion décisive et il est souhaitable que la réunion de Berlin permette d’enclencher le processus de la réconciliation de tous les Afghans. La réconciliation des forces politiques - même si la tâche se révèle particulièrement difficile - ne peut aboutir que dans le cadre de l’ONU, je le répète.

La France se doit donc d’apporter un soutien actif à l’action du représentant spécial de l’ONU, M. Lakhdar Brahimi, en vue de mettre en place un gouvernement représentatif du peuple afghan dans son ensemble.

En même temps qu’elle travaille à la recherche d’une solution politique, la communauté internationale doit œuvrer pour apporter une aide à la reconstruction de l’Afghanistan.

Une présence internationale peut être envisagée sous l’égide de l’ONU et sous forme d’une force de maintien de la paix, mais de manière limitée dans le temps, car il appartiendra au futur gouvernement afghan de trouver les conditions de l’établissement de la paix civile et du désarmement des factions.

La résolution du Conseil de sécurité des Nations unies du 14 novembre, d’origine franco-britannique, permet la constitution d’une force multinationale ; elle constitue une base sérieuse, car elle réaffirme en même temps l’attachement à la souveraineté, à l’indépendance, à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de l’Afghanistan.

Il s’agit bien pour l’ONU de jouer un rôle décisif dans une période de transition. C’est le rôle de la France que de le rappeler.

Nous devons faire preuve de discernement lorsqu’il s’agit d’impliquer l’OTAN, d’une manière ou d’une autre, dans le règlement de la crise afghane. L’article V de la Charte de l’Atlantique Nord, mis en œuvre au lendemain des attentats du 11 septembre, autorise l’OTAN à intervenir hors de la zone de ses missions traditionnelles, pour assurer la défense de l’un de ses membres.

Est-on encore dans ce cas de figure avec une action humanitaire destinée aux civils ? C’est peu probable, et la France doit le dire clairement. En tous domaines, elle se doit de jouer les éclaireurs, pas les suiveurs.

La lutte contre le terrorisme n’est pas achevée. Il faut mobiliser des moyens autres que militaires : de renseignement, d’enquête policière et financière par exemple.

Les huit recommandations du GAFI vont dans le bon sens, mais sont insuffisantes, tant sont sensibles les domaines auxquels elles touchent, à savoir les paradis fiscaux, le secret bancaire, l’utilisation des pétrodollars. La police doit avoir accès aux archives des banques pour pouvoir retracer les mouvements de capitaux : il n’y a pas d’autre moyen de tarir le financement de la grande criminalité mondialisée. La France dispose bien du TRACFIN, qui ne dispose lui-même que d’une trentaine de fonctionnaires, c’est peu. En 2000, TRACFIN a reçu 2 600 déclarations de soupçons et seulement 160 dossiers ont été traités par la justice. Il faut donc augmenter ses moyens. Mais les banques ont la responsabilité de dénoncer les opérations douteuses, c’est là un problème. Il importe de développer les échanges de renseignements financiers internationaux.

Sur la défense, je ne partage pas l’avis de M. Juppé. Cette crise a révélé la faiblesse de notre dispositif. Les moyens alloués à la défense ne représentent en effet plus que 1,96 % du PIB, contre 3,7 % en 1991, dernier budget que j’ai préparé.

M. Pierre Lellouche - M. Juppé a dit la même chose !

M. Alain Juppé - Il me semble.

M. Jean-Pierre Chevènement - Mais qui est Président de la République, Monsieur le Premier ministre ? (Protestations sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

On doit en particulier s’interroger sur l’équilibre entre la projection, à laquelle tout a été sacrifié, et la défense opérationnelle du territoire et la protection des populations civiles. Ces impératifs majeurs ont été négligés dans notre pays.

La distension du lien armée-nation, consécutive à la suppression du service national rend moins visible l’utilité sociale de la défense (Murmures sur les bancs du groupe du RPR).

J’ai noté avec beaucoup d’intérêt, Monsieur le Premier ministre, que vous repreniez l’idée que j’ai maintes fois exprimée, d’assurer la montée en puissance des forces de réserve. Cela va dans le bon sens, mais c’est insuffisant.

Ces forces de réserve devraient être convenablement équipées et pouvoir agir le cas échéant de manière autonome.

Il faudrait rétablir un service militaire court, de dix semaines, pour créer une garde nationale qui permettrait d’assurer mieux la défense opérationnelle du territoire et la protection des populations civiles.

J’en viens au rôle de la France en tant que puissance méditerranéenne.

Les peuples musulmans ont été les victimes du fanatisme meurtrier des intégristes. Nous connaissons le tribut que les Algériens ont dû payer au GIA, au groupe salafiste de prédication et de combat, et à ceux qui précisément se faisaient nommer « les Afghans » (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV).

Parce que nous sommes riverains de la Méditerranée, nous devons construire des relations pacifiques avec le Maghreb, le Proche et le Moyen-Orient et dans le Golfe.

La France peut jouer un rôle de médiation irremplaçable pour tarir les motifs de haine ou de ressentiment qui risquent de précipiter les masses arabes dans les bras de ceux qui se servent de la religion comme d’un instrument de domination, de terreur et d’enfermement.

Ni les attentats contre New York et Washington, ni la prise d’otages à Jolo, ni les assassinats en Algérie n’ont leur source dans la situation au Proche-Orient (M. Lellouche approuve). La logique folle propre à l’intégrisme trouve ses racines dans une longue histoire. Je ne remonterai pas jusqu’à l’assassinat de Kléber, mais aujourd’hui, l’intégrisme se déploie sous des formes théorisées il y a plus d’un demi-siècle, en opposition avec les mouvements nationalistes modernisateurs.

La politique que nous avons menée depuis trente ans, qui n’a pas soutenu ces mouvements modernisateurs, n’est pas étrangère à la radicalisation intégriste.

Au Proche-Orient, une initiative rapide s’impose pour relancer le processus de paix. L’intervention directe de la communauté internationale sera nécessaire pour mettre fin à ce conflit. Le gouvernement d’Ehud Barak, accomplissant des efforts méritoires, a jeté des bases pour la négociation.

Il n’y a pas d’alternative à la paix, et la meilleure garantie de la sécurité d’Israël réside dans l’institution d’un Etat palestinien viable.

De la même façon, il convient de lever l’embargo qui pèse depuis plus de dix ans sur l’Irak. La France, là aussi, pourrait prendre l’initiative, à l’occasion de la prochaine réunion du Conseil de sécurité. Il faudra également encourager la normalisation des rapports avec l’Iran et mettre sur pied une initiative méditerranéenne de croissance. Le processus de Barcelone est enlisé. Seulement un tiers des crédits prévus a été utilisé.

A Marseille, en novembre 2000, une enveloppe a été dégagée. Encore faudra-t-il la dépenser. Nous devons trouver une contrepartie à l’élargissement de l’Europe vers l’Est par une ouverture vers le Sud. En effet, le seul remède contre l’intégrisme est le développement. Accepter que les pays du Sud glissent dans l’intégrisme serait très grave pour eux, mais aussi pour notre sécurité (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV).

La France doit clairement s’opposer aussi à certaines voix américaines qui envisagent d’étendre les opérations militaires à certains pays arabes comme l’Irak, sous le prétexte qu’ils entretiendraient des liaisons, qui restent à démontrer, avec les réseaux terroristes. La légitime défense n’est pas la croisade. Rien ne serait plus contraire à nos intérêts et à celui de la civilisation elle-même qu’une politique qui aboutirait à souder les pays arabes modérés contre des interventions armées injustifiées.

Les Etats-Unis ont un effort considérable à faire pour repenser leurs relations avec le monde arabo-musulman. Aidons-les par une attitude qui ne soit pas pusillanime. Les Etats-Unis ont besoin d’alliés stables et avisés, et il faudra du courage et de la lucidité pour se prémunir contre les nouveaux dangers du terrorisme.

L’envoi d’unités protégeant l’aide humanitaire ne peut que recueillir notre approbation. Mais la voix de la France, distincte s’il le faut, doit se faire entendre aussi sur le terrain politique pour ouvrir la voie à un monde rééquilibré dont les Etats-Unis ont besoin autant que nous. Aucune paix durable ne pourra être fondée que sur l’esprit de justice et le respect de l’identité et de la dignité de chaque peuple. C’est aussi de cette manière que nous assurerons la sécurité de la France et des Français (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV et quelques bancs du groupe socialiste).

 

Réponse avec lapsus savoureux du premier ministre

M. le Premier ministre – (……Monsieur Chevènement, notre action politique, les conditions mêmes de notre engagement militaire éventuel, ne sont pas à concevoir dans un autre cadre que celui des Nations unies.

La diplomatie française a d’ailleurs joué un rôle moteur dans le vote des trois résolutions qui encadrent l’action internationale et la dernière, la résolution 1374, reprend les principes du plan français pour une solution politique présenté le 1er octobre par Hubert Védrine.

Quant à la mission de sécurisation que nous espérons mener d’ici quelques jours à Mazar-e-Charif, l’intervention de notre détachement, Monsieur le Président...

M. Jacques Myard - Bientôt, bientôt ! (Rires sur tous les bancs)

M. Michel Hunault - Lapsus révélateur...

M. le Premier ministre - Nous verrons bien. En attendant, il est forcément président de quelque chose (Rires).

M. le Président - De la communauté urbaine...

M. le Premier ministre - De la communauté urbaine de Belfort, bien sûr ! Mais vous ne me laissez jamais finir mes phrases, Messieurs et Mesdames les députés (Rires).

L’intervention de notre détachement, donc, a un objectif défensif et local. Nous en suivons de très près le déroulement et nous déciderons de sa poursuite en fonction de la solution politique qui se dégagera sous l’égide de l’ONU. J’ai moi-même indiqué que nous refuserions tout engrenage ; nous veillerons donc à empêcher toute dérive de cette mission.

Par ailleurs, Monsieur le député, nous avons veillé dès avant le 11 septembre et depuis lors avec une vigilance accrue, à la sécurité de notre territoire et j’ai été sensible au fait que vous ayez souligné la montée en puissance des réserves que nous prévoyons.

Nous continuerons donc à mener une lutte à la fois globale et diversifiée contre le terrorisme. Même si une victoire est remportée en Afghanistan dans les semaines qui viennent, d’autres fractions d’Al-Qaïda, d’autres réseaux terroristes peuvent frapper. Nous ne relâcherons donc pas l’effort sur le plan judiciaire, policier, du renseignement, et en ce qui concerne le contrôle des banques et des paradis fiscaux. Nous le ferons aussi sur le plan militaire, si on nous le demande, et selon les conditions qui nous conviennent.