Entretien avec Jean-Pierre Chevènement,
président du MDC, ancien ministre de l'Intérieur
Le troisième homme dans la course à l'Élysée
porte un jugement très satisfait sur l'évolution de l'intercommunalité en
France, dans le prolongement de la "loi Chevènement". Il préconise
souplesse et adaptation pour approfondir le processus, en évitant l'empilement
de structures. Mais Jean-Pierre Chevènement défend le rôle essentiel des
communes et des départements, même si ces derniers doivent "s'inventer un
nouvel avenir".
Deux ans et demi après l'adoption de la loi qui
porte votre nom, comment analysez-vous le processus du maillage intercommunal
du territoire ? Son rythme vous paraît-il satisfaisant ? Estimez-vous que
l'esprit comme la lettre de votre réforme sont respectés ?
Le bilan dépasse toutes les prévisions que j'avais pu faire en 1998 en
déterminant les objectifs du projet de loi. Compter 90 communautés
d'agglomération, deux nouvelles communautés urbaines, à Nantes et à Marseille,
personne ne l'avait prédit. La taxe professionnelle unique a fait un grand bond
en avant, y compris en zone rurale puisqu'on compte maintenant 406 communautés
de communes à TPU et aux compétences renforcées. Quand les grands districts
urbains seront transformés, dès l'année prochaine sans doute, toutes les
grandes métropoles régionales et les chefs-lieux de départements seront en
mesure de construire ce pouvoir d'agglomération nécessaire à un bon aménagement
du territoire.
L'esprit et la lettre de la réforme sont respectés, tout simplement parce que
c'est une loi de décentralisation. Son succès prouve d'ailleurs que notre
système a une grande capacité à s'auto réformer : une vraie réforme fiscale
mettant fin à des concurrences stériles, la mise en œuvre de compétences
stratégiques et de solidarités à l'échelle pertinente. C'est l'œuvre commune
des élus et de préfets, sans qu'il soit besoin de je ne sais quelle réforme
constitutionnelle.
Le défenseur de l'autorité de l'État que vous
êtes est-il favorable, comme la majorité des présidents d'EPCI, à une extension
autoritaire des périmètres intercommunaux à des communes récalcitrantes ?
L'intercommunalité doit-elle couvrir la totalité du territoire ?
Avec 40 millions d'habitants déjà regroupés, il ne reste qu'un tiers du chemin
à parcourir. La loi a confié aux préfets les pouvoirs de convaincre les
récalcitrants et d'atténuer les égoïsmes, mais nous avons le temps et le
Parlement peut très bien modifier le délai de trois ans au-delà duquel on ne
peut plus modifier le périmètre.
À l'intérieur des EPCI, faut-il donner, à votre
sens, la primeur au projet communautaire ou à la commune en cas d'opposition
grave ?
La mutualisation des charges et des ressources au service d'un projet commun ne
peut pas supporter des conflits graves et durables. Mais il n'y a pas de
problèmes sans solution. Tout peut se faire progressivement, grâce à la notion,
évolutive dans le temps, de l'intérêt communautaire, grâce aussi à des
réorganisations des services, permettant, avec l'accord des personnels, de
trouver le meilleur partage des rôles entre l'EPCI et les communes.
Le sondage auprès des présidents d'EPCI laisse
apparaître que pays et EPCI sont perçus plus complémentaires que concurrents ou
redondants. Partagez-vous ce sentiment ?
L'idée des pays a été lancée par Charles Pasqua en 1995 et reprise dans la
"loi Voynet", c'est un parrainage ambigu !
C'est une bonne idée si le pays reste un lieu de concertation et de
coordination des volontés politiques d'aménagement local, celle des élus
d'abord. Le Conseil de développement est une structure un peu lourde, mais elle
peut aider à définir des projets collectifs de développement débouchant sur les
contrats avec l'État. Mais gardons-nous de créer des structures supplémentaires
avec un budget, des personnels, des délibérations ! Il est inutile de créer un
nouveau guichet alors qu'il suffit que les pays fédèrent les communautés de
communes et d'agglomération qui seront ensuite chargées de la mise en œuvre des
contrats pour les parties concernant leurs périmètres.
Ne craignez-vous pas justement qu'à l'usage, la
montée en puissance de l'échelon intercommunal et des pays ne génère de
nouvelles strates administratives, dont la multiplication est souvent présentée
comme un mal typiquement français ?
L'intercommunalité n'est pas la supracommunalité et il ne s'agit pas de créer
un nouvel échelon administratif. L'originalité de la France en Europe n'est pas
dans l'existence de trois niveaux d'administration mais dans celle de 36 700
communes. La France ne souffre pas d'un trop plein de services mais d'une
insuffisante clarification des rôles et des compétences qui, outre un léger
surcoût fiscal, rend les enjeux parfois incompréhensibles aux citoyens.
Ne faut-il pas se poser à nouveau, dans cette
optique, la question de la suppression des départements, ou de leur intégration
au niveau régional ? Quel est votre programme sur ce chapitre pour la campagne
présidentielle ?
Au jeu de Meccano institutionnel, les apôtres de la rationalisation brutale -
et hors d'atteinte - de la carte administrative ont déjà effacé les communes et
les départements, nos plus vieilles institutions, celles dans lesquelles les
Français se reconnaissent le mieux.
Évidemment, l'intercommunalité oblige les départements à s'inventer un nouvel
avenir. Il faudra réformer le mode de scrutin cantonal qui doit mieux
représenter les villes. La carte intercommunale étant achevée, peut-être
pourra-t-elle servir d'ancrage territorial aux départements. Leur rôle est
irremplaçable : action sociale, solidarité et péréquation dans l'équipement des
communes rurales, coopération interdépartementale pour donner de "la
chair" aux régions qui restent encore abstraites aux yeux des Français.
Les EPCI se sentent manifestement les oubliés
des contrats de plan État-Régions, d'après la consultation réalisée par l'ADCF.
Pourquoi cet échec et comment à l'avenir associer davantage des EPCI à l'aménagement
du territoire régional ?
Ne mélangeons pas les échelles, il y a déjà assez de confusion comme ça ! J'ai
regretté la disparition du schéma national d'aménagement du territoire parce
que l'addition de vingt-deux schémas régionaux ne fait pas un schéma national,
et les régions le savent bien. Seul l'État peut, après concertation avec les
élus, organiser le long terme et inscrire l'action locale dans de grandes
politiques nationales. Faute de quoi, le "localisme" conduit à
l'impuissance publique car la somme des intérêts particuliers ne fait pas
l'intérêt général. La "loi Gayssot-Besson" a prolongé la loi du 12
juillet 1999 en confiant aux EPCI le soin d'élaborer les schémas de cohérence
territoriale. C'est un outil d'aménagement du territoire local permettant de
programmer les actions en matière de transport, d'habitat, d'urbanisme,
d'équipements éducatifs et culturels.
Le mouvement des transferts de compétences vers
les EPCI doit-il être prolongé selon vous, et auquel cas, dans quels domaines ?
Appliquons la loi avant de penser la changer. Car si la structure
intercommunale est bâtie, il reste à formuler de grandes politiques locales,
ambitieuses et de longue haleine. Que les EPCI exercent pleinement leurs
compétences, ce sera déjà beaucoup.
Les deux tiers des sondés estiment ne pas
disposer des moyens humains nécessaires au bon fonctionnement de leur EPCI. La
loi n'était-elle pas assez bordée sur ce point ?
Votre sondage reflète sans doute la difficulté des petites communautés de
communes à recruter quelques cadres de haut niveau, administratifs et
ingénieurs, capables de porter les projets. Le législateur a choisi, avec
raison, de ne pas organiser systématiquement le transfert des services
parallèlement au transfert des compétences. Cela aurait été contraire au statut
des personnels de 1984 et aux responsabilités du maire en tant qu'employeur. Et
il faut garder de la souplesse. Si l'intercommunalité permet de réaliser des
économies d'échelle, celles-ci peuvent être recyclées dans de nouveaux services
- communs ou partagés - entre le niveau intercommunal et les communes.
Les EPCI paraissent très soucieux de leur
autonomie financière. Pensez-vous que le poids des dotations d'État, dans un
contexte de récession économique et de faiblesse des recettes fiscales
nationales, soit une menace potentielle pour eux ? Comment (et peut-on)
garantir une évolution correcte et durable des dotations ?
Je crois que, compte tenu de leur poids, les EPCI n'ont plus à craindre une
réforme du partage de ce grand gâteau qu'est la DGF. Et même en cas de
ralentissement prolongé de la croissance, le rôle contracyclique des budgets
locaux, par le poids de leurs investissements notamment, impose une grande
prudence dans les choix budgétaires des gouvernements. Et je ne tiens pas pour
acquise une récession durable pour peu qu'on se donne les moyens d'une relance
à l'échelle européenne, avec un programme d'investissements de grande
envergure, pour la ville, les transports et les télécommunications, sans
oublier la justice et la sécurité.
Quel est votre sentiment sur le projet de lier
DGF intercommunale et DGF communale ? Par ailleurs, ne craignez-vous pas que
les à-coups de la situation économique ne rendent vulnérables des collectivités
assises sur la seule TP ?
Nos techniciens des finances locales ont trop d'avance. Avec l'intégration de
la compensation de la part salaires de la TP et d'autres dotations, la DGF peut
atteindre 200 milliards de francs en 2003. Cela donnera des marges de manœuvre
pour peu qu'on parvienne à dépasser les intérêts catégoriels de toutes sortes.
J'espère que la TP sera définitivement sauvée grâce à sa mutualisation et à
l'unification progressive des taux. Mais elle peut encore être améliorée en
intégrant à son assiette des éléments du résultat des entreprises, ventilés par
établissement.
Certains souhaitent renforcer le mouvement de
spécialisation fiscale. Quel est votre avis sur ce point ?
On peut effectivement tendre à une certaine spécialisation fiscale. L'État
pourrait céder aux régions une part de la TIPP (taxe intérieure sur les
produits pétroliers). Pour les autres niveaux, je reste partisan de la
responsabilité fiscale mais sur des impôts réformés. Il faut alléger et rendre
plus juste la taxe d'habitation, en osant procéder même lentement à la révision
des valeurs locatives, en confiant de nouveaux pouvoirs d'abattement aux élus
et en supprimant sa part départementale, remplacée par une taxe départementale
sur tous les revenus, légère et très simple.
Quelles modalités doivent être retenues, à votre
avis, pour le passage au suffrage universel des présidents d'EPCI ? Sera-t-on
prêt pour 2007 ?
La révolution intercommunale ne vaut pas disparition des communes puisqu'elle
vise au contraire à leur survie. De mon point de vue, l'élection au suffrage
universel des délégués des communes devra préserver ces dernières, sur des
listes et des circonscriptions communales, au moment des élections municipales.
Il reste plus de six ans et la précipitation serait mauvaise conseillère.
De manière générale, la position des présidents
d'EPCI à travers ce sondage ADCF vous surprend-elle ?
Elle est empreinte d'un grand bon sens : l'intercommunalité est maintenant bien
acceptée parce qu'elle s'enracine dans les communes. Coupez les racines et la
récolte sera maigre !
Le processus de Matignon, que vous avez ardemment combattu pour la Corse
peut-il néanmoins servir de référence, au moins sur certains points, à un
approfondissement de la décentralisation sur l'ensemble du territoire ? À
quelles conditions ?
J'ai proposé au Premier ministre une autre voie, plus neuve et plus
raisonnable, sans concession aux indépendantistes. Évidemment, sans l'article
premier qui anticipe, dans des conditions impraticables, une réforme
constitutionnelle qui confierait le pouvoir législatif à la collectivité
territoriale. On met le doigt dans l'engrenage du fédéralisme qui va au rebours
de toute notre Histoire et au risque de rompre l'unité nationale. La France
s'est construite comme communauté de citoyens, indépendamment de leurs
origines, à égalité de droits et de devoirs. Veut-on une régression, enfermant
à nouveau les citoyens dans leurs particularismes ? La décentralisation n'est
pas la régionalisation et encore moins la porte ouverte aux régionalismes,
heureusement très minoritaires. La République "d'en bas", c'est en
fait une vision libérale favorisant le repli sur le local au mépris des
solidarités nécessaires. Ce serait récompenser les régions riches et abandonner
les pauvres, bref creuser les inégalités. La poursuite de la décentralisation
doit se faire dans le respect de la solidarité nationale. Le maintien d'un
cadre unitaire en 1982 n'a en rien empêché la décentralisation de s'épanouir et
de favoriser un développement sans précédent des services et des équipements.
Nos citoyens en Corse comme sur le Continent méritent mieux que les bombes à
retardement que le gouvernement a crû bon de fabriquer en cherchant un accord
impossible - à moins d'une capitulation en rase campagne - avec une poignée
d'indépendantistes violents.
Propos recueillis par Olivier Ducuing
Novembre 2001